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Un long chemin avec les Ukrainiens

Mis à jour le par Pierre Lemarchand
Nataliya, « mère courage » originaire de Ivankiv, et Alicia, responsable de l’antenne de Grasse du Secours populaire, dans le jardin de l’hôtel Virginia où résident les familles réfugiées ukrainiennes. ©JM Rayapen/SPF

En mars 2022, les premières familles ukrainiennes en exil sont arrivées à Grasse, dans les Alpes-Maritimes. Le Secours populaire a tout de suite été présent pour les accueillir et leur venir en aide. L’urgence a depuis fait place à l’accompagnement ; de la solidarité est née une complicité forte entre les bénévoles et les familles. Une solidarité animée par la volonté d’« offrir, au cœur de la souffrance, quelques instants de paix et de bienveillance », comme le résume Alicia, responsable de l’antenne de Grasse du Secours populaire. Reportage.

Alicia, tandis qu’elle conduit sur les routes sinueuses de Grasse, se souvient de la famille Bogdan. La camionnette du Secours populaire est emplie des denrées offertes par un des supermarchés partenaires de l’antenne locale de l’association. Il n’était pas 9 heures quand elle les a chargées avec Samia et Shéhérazade, dans l’air encore frais de ce matin d’hiver. Elle roule et les souvenirs remontent. « J’entends encore Anastasia jouer merveilleusement du violon. Je revois son papa Bogdan porter les caisses de vivres avec nous. Il est très malade, mais il tenait à aider en retour. Et la maman, toute douce, Galina. Ils viennent d’être relogés à Nice. » Les lacets de la route dénouent la mémoire. « Nous les avons vus arriver; en une année, des liens très forts se sont créés. Quand ils sont partis de l’hôtel social pour emménager dans un logement à eux, ça a été une grande joie mais en même temps un déchirement pour moi, je dois l’avouer. »

Les babouchkas sont déjà là ! 

Alicia gare le véhicule devant l’hôtel Virginia. Là sont hébergées, dans des appartements, une cinquantaine de familles ukrainiennes qui ont fui la guerre. Depuis une année, le Secours populaire est à leurs côtés. « Les babouchkas sont déjà là ! » s’amuse-t-elle. La distribution alimentaire hebdomadaire commence à 10 h 30 mais six grands-mères sont déjà bien installées. « Bonjour Alicia », lancent-elles à la jeune femme qui leur répond par un « dobry den » impeccable. Les trois bénévoles entreprennent alors de transformer la pièce nue qu’elles investissent chaque mardi en une épicerie solidaire. Aux produits ramassés ce matin s’ajoutent d’autres collectés la veille. Alicia, Samia et Shéhérazade travaillent vite : en une heure à peine, les armoires réfrigérées sont emplies et les rayonnages achalandés. Les couleurs vives des emballages, les bonnes odeurs des fruits et légumes (pommes, bananes, potirons, carottes, pommes de terre, oignons…) et la disposition soignée des étals créent les conditions d’une solidarité chaleureuse et digne.

Trente-cinq familles repartiront avec de quoi se nourrir pendant une semaine, moyennant une participation de 1 euro par personne. C’est un joyeux mélange de français et d’ukrainien, un peu d’anglais aussi. Ce sont surtout des gestes et des regards qui disent à eux seuls le chemin parcouru depuis un an – Samia qui tend des oranges comme on offre son cœur, Shéhérazade qui presse doucement un bras, caresse une joue d’enfant. Tout ne fut pas toujours facile, concède Alicia, qui évoque la colère qui ne semblait pas pouvoir quitter Lilia le premier mois. Pour cette grand-mère de 71 ans originaire d’Odessa, l’année écoulée a contenu toute une vie en accéléré : ses déracinements, ses décisions impossibles, ses séparations déchirantes, ses naissances et ses morts. Avant de résider à l’hôtel Virginia, Lilia a vécu trois mois dans une famille d’accueil – à l’évocation de Nicole et Gérard, elle fond en larmes. « Nous sommes liés pour toujours. » Elle a enterré son mari au cimetière de Toulon et accueilli la naissance d’une petite-fille à la maternité de Nice. Il ne se passe pas une seconde sans qu’elle pense à son fils resté en Ukraine pour se battre. Tous les trois jours, il lui envoie un SMS pour lui signifier qu’il est vivant : un cœur rouge. « J’en ai toute une collection ! »

Une pause dans le chaos

Au libre-service, Lilia choisit en priorité des produits pour le bébé : du lait, des petits pots, des bananes qu’elle écrasera avec du sucre. « Mon moment préféré de la journée, c’est le soir après l’école, quand je prends ma fille et mes petits-enfants dans mes bras. Je les sens vivants, je les sais en sécurité. » Et la colère semble lointaine quand elle dit au revoir aux bénévoles d’un baiser léger soufflé avec la main – « paka paka » – qui se fond dans un grand sourire. « Le sourire d’Alicia, jaimerais m’y réchauffer tous les jours, témoigne Nataliya comme en écho. Elle est comme un membre des familles ukrainiennes qui vivent ici. Toujours disponible quand on en a besoin. » À 2 500 km de sa ville d’Ivankiv, où sa maison a été totalement détruite par les bombes, Nataliya mène un autre combat : celui contre le cancer. « Je suis une chimiothérapie, je mets toute mon énergie dans mon traitement. Me sentir entourée, savoir que je suis soutenue, ça compte beaucoup. »

Un long chemin avec les Ukrainiens
Lilia, avec les denrées qu’elle choisit au libre-service, constitue un colis alimentaire qui permettra à sa famille de se nourrir pendant une semaine. « C’est sûr, vous n’en voulez pas un peu plus ? », lui demande Samia, bénévole. ©JM Rayapen/SPF

« La plupart des familles que nous aidons sont monoparentales. Ce sont des mères courage qui élèvent seules leurs enfants. Elles forcent mon admiration, exprime Alicia. C’est un long chemin que nous avons fait ensemble depuis une année, mais notre aide doit se poursuivre. » Une aide qui s’inscrit dans un dispositif réunissant d’autres associations, œuvrant chacune dans un champ de compétences spécifique, tels la santé, le logement ou l’emploi. L’accompagnement des familles ukrainiennes est piloté par ALC (Agir pour le lien social et la citoyenneté), qui coordonne au sein de l’hôtel social ces interventions. « Notre objectif commun est d’offrir une pause dans le chaos ainsi que la possibilité d’un rebond, éclaire Christelle Bouali, directrice de pôle à l’ALC. Dans ce travail en réseau, la présence du Secours populaire est irremplaçable. Quand les familles arrivent et qu’elles n’ont encore aucun revenu, il meuble leur appartement, leur offre des vêtements et leur permet de se nourrir. Et il y a ce que j’appellerais la nourriture affective: la présence humaine, l’organisation de sorties et de vacances, le soutien à la scolarité ou encore les activités créatives. Les bénévoles du Secours populaire, dans ce travail conduit par des professionnels de l’action sociale, apporte une pierre irremplaçable: celle de la société civile. »

C’est le début de l’après-midi. Avant de ranger, Alicia, Samia et Shéhérazade soufflent un temps. Ce qui les lie, c’est le désir d’agir et d’apporter leur aide. « Ce qui m’importe, cest de pouvoir offrir, au cœur de la souffrance, quelques instants de paix et de bienveillance », songe Alicia. « Bénévole depuis toujours », brancardière et ambulancière, elle est depuis un an la responsable de l’antenne de Grasse du Secours populaire, en première ligne dans l’aide aux réfugiés ukrainiens. « L’entraide », son « maître-mot », la guide dans son engagement. Shéhérazade ne dit pas autre chose. Mère élevant seule ses quatre enfants, elle confie se « mettre à pleurer quand elle voit quelqu’un dans le besoin. Même si je n’ai presque rien, je partage. Sinon, la vie n’a pas de sens. » La pause est de courte durée : toutes trois s’attellent à rendre les lieux aussi nets qu’à leur arrivée. Et reprennent leurs gestes huilés et empreints d’une complicité muette. Elles rangent, replient, remballent et nettoient en un temps record, se déplaçant dans l’espace comme les danseuses d’un ballet bien réglé.

Les enfants avaient oublié comment sourire 

Le lendemain, mercredi 15 février, Nice. Les enfants ne peuvent détacher les yeux des deux danseuses de samba brésiliennes, qui obéissent aux rythmes joués par le petit orchestre de percussionnistes, vêtus de blanc, qui les accompagne. Les plumes immenses qui prolongent le col de leur robe ondulent au rythme de leurs pas. Leur couronne accroche les rayons du soleil. Leur sourire est immense. Le Secours populaire a organisé une sortie en famille à Nice, qui vit ces jours-ci au diapason du carnaval. Le sculpteur de ballons, le magicien, les jouets en bois géants, les jeux de plein air en forme d’animaux, tout concourt à rendre le moment magique. Les Ukrainiens se joignent à d’autres familles aidées par l’antenne locale. Les enfants, pour l’occasion, sont maquillés et déguisés. Emilia, reine des neiges chaussée de Converse. Veronika, Harry Potter avec plus d’un tour dans son sac. Violetta, sorcière bien aimée.

« Il est important que ces enfants vivent ces moments de loisirs pour rompre avec les violences vécues. Et pour grandir, il faut se créer des souvenirs ! » Zohra, directrice de l’Accueil collectif des enfants d’Ukraine pour le Secours populaire, les accompagne depuis un an – depuis le tout début. « Quand les enfants sont arrivés en France, ils hurlaient, étaient parfois violents. Ils restaient prostrés durant des heures. Leurs visages étaient figés, se souvient-elle. Ils avaient oublié comment sourire. » À les voir aujourd’hui, on peut rassurer Zohra : elle les a aidés à retrouver le chemin de l’enfance. Avant que ceux-ci ne soient scolarisés au mois de décembre, elle s’en est occupée à plein temps, proposant des activités pédagogiques et éducatives favorisant leur apprentissage du français. Elle vivait avec les familles, dans le même hôtel qu’elles. Ce lien indéfectible s’est nourri, au fil des mois, par de telles sorties. « Elles permettent aux parents et aux enfants de vivre des moments de détente et de découverte ensemble. Ils ont vécu des changements d’environnements fréquents; nous souhaitons donc recréer un environnement sécurisant, un climat de confiance. »

Un long chemin avec les Ukrainiens
Natalia et son fils Ivan, devant l’entrée du carnaval de Nice, lors d’une sortie organisée par le Secours populaire qui mêle familles ukrainiennes et grassoises. ©JM Rayapen/SPF

Si les enfants maîtrisent de beaux rudiments de français, l’apprentissage se révèle plus long pour les adultes. Zohra sait pouvoir alors compter sur Natalia pour traduire les informations : à Kharkiv où elle a grandi, cette maman de 40 ans a appris le français à l’école. « Son père manque terriblement à mon fils Ivan, témoigne-t-elle dans notre langue. Les sorties lui permettent de penser à autre chose, de vivre une vie d’enfant. Grâce au Secours populaire, nous avons pu aussi passer des vacances à la montagne. Et ils ont offert à Ivan un vélo ! » Natalia est assise sur un banc, sous un soleil au zénith et un ciel azur, dans le parc de la Coulée verte. Elle regarde son enfant escalader la baleine de bois. Sur son téléphone, elle fait défiler les photos envoyées par son mari le matin même : des images de neige. « La voiture en est recouverte ! » sourit-elle. Elle pense à l’hiver ukrainien, quand Ivan jouait des heures dans la neige après l’école, revenant transi de froid et les vêtements si lourds qu’il marchait « comme un robot ». Dans la douceur déjà printanière de Nice, elle songe au bain chaud dans lequel elle jetait un peu de sel marin, au thé mêlé de miel et de citron qu’elle préparait à son garçon.

La vie continue

Le chemin qui l’a menée de Kharkiv à Nice, Natalia ne s’en souvient pas. « J’étais en état de choc. La décision de partir, je ne sais plus comment je l’ai prise. Je sais que le trajet en voiture pour traverser l’Ukraine a duré une semaine mais je n’ai pas de souvenirs. Je ne sais plus comment je suis arrivée en France. » Entre ses deux vies, il y a ce trou noir avec lequel cette enseignante, passionnée de psychologie, doit apprendre à vivre. « Ce qui m’a permis de tenir, c’est la mer, confie-t-elle. Elle m’a ressourcée, m’a donné de la force pour soutenir mon fils. Je crois que j’avais besoin d’entendre le bruit de la mer et le chant des oiseaux car ils sont restés les mêmes malgré la guerre. La nature n’a pas changé. J’en ai besoin pour me dire que la vie continue. » La mer ramène Natalia aux souvenirs heureux : les vacances au bord de la Crimée avec ses parents puis de la Mer noire avec son mari et son fils. Elle est un pont au-dessus du trou noir.

Natalia se lève. Tandis qu’elle marche et que, de la ville tout autour, filtre de la musique, elle danse légèrement. « Ce n’est pas moi, c’est mon cœur et mon corps », dit-elle comme pour s’excuser. Comme si le bonheur était interdit. Son cerveau ne saurait l’autoriser à danser tandis que la guerre sévit en Ukraine, que son mari et les siens sont loin. Natalia marche et sa promenade la mène jusqu’à la plage. Un petit groupe – des familles grassoises et ukrainiennes – décident d’y faire une pause. Les adultes s’assoient tandis que les enfants s’approchent de l’onde pour y lancer des cailloux, comme le font tous les enfants, partout sur la terre. Ivan brise un biscuit et en lance les miettes aux oiseaux. Une nuée de mouettes s’approche et volette autour de sa mère. Natalia sourit : « Je me sens en paix. »

Un long chemin avec les Ukrainiens
Zohra accompagne Veronika depuis qu’elle est arrivée à Grasse, quelques semaines après le début de la guerre. Elle n’a pas compté ses efforts pour établir le contact avec l’enfant traumatisée. Depuis elles ont « fait un long chemin toutes les deux », confie Zohra. ©JM Rayapen/SPF

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