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Przemysl : l’humanité au coeur de l’exil

Mis à jour le par Pierre Lemarchand
Oksana, bénévole de PKPS, l’association partenaire du Secours populaire en Pologne, souhaite bonne route à une famille ukrainienne après lui avoir offert de quoi se restaurer. Gare de Przemyśl, 9 mars 2022. ©J-M Rayapen/SPF

Emprunter les pas des bénévoles de l’antenne locale de Przemyśl du PKPS (Comité polonais d’aide sociale), l’association partenaire du Secours populaire, c’est emprunter ceux des milliers de réfugiés ukrainiens qui, quotidiennement, franchissent la frontière de la Pologne pour fuir la guerre. Dans le centre humanitaire ainsi que dans les 7 centres d’hébergement d’urgence de la ville de Przemyśl, le SPF et son partenaire s’engagent sur un vaste programme de soutien à l’hygiène des familles et la propreté des centres d’accueil d’urgence. Car il en va de leur dignité. Reportage.

Depuis que la guerre fait rage en Ukraine, la gare polonaise de Przemyśl ne désemplit pas. Depuis qu’à l’aube du 24 février, les bombes ont commencé à s’y abattre, un flot ininterrompu de réfugiés s’écoule du pays telle une hémorragie. Ce sont plus de 3 millions de femmes, d’enfants et de personnes âgées qui passent les frontières de la Moldavie, la Roumanie, la Slovaquie et, pour la majorité d’entre eux, la Pologne. Przemyśl y est un de leurs principaux points d’entrée. Sous la haute voute néobaroque du hall de la gare, contre les murs de stuc de chacun de ses couloirs, la foule se presse. Ici, des lits de fortune, où les enfants dorment d’un sommeil lourd, sont improvisés sur les bancs ou par terre ; là, des chaises sont disposées en cercle pour que les adultes puissent se reposer un peu, le regard fixé sur le panneau des départs. Partout, des volontaires s’activent, orientant, offrant un repas ou une soupe, un mot ou un geste réconfortants. Parmi ceux-ci, il y a l’équipe du PKPS, l’association partenaire du Secours populaire en Pologne, qui, comme chaque soir depuis le début de la guerre, se donne rendez-vous à 18h après leur travail. Ce soir, un 9 mars au froid coupant comme la glace, ils le passeront sur le quai n°3 : c’est ce que prévoit le planning mis en place par la mairie, qui coordonne les efforts des services de l’état et de la ville, des ONG et des citoyens, polonais comme étrangers, qui se mobilisent.

Gare de Przemysl, quai n°3

Les bénévoles du PKPS portent dans de grands plateaux cartonnés la centaines de sandwiches qu’ils ont confectionnés. Il y a Oksana, qui serre un petit sachet empli de sucettes. Il y a Olga, qui peine à contenir son émotion. Il y a Krystyna, la responsable de l’antenne locale du PKPS. Il y a Svitlana et son fils Alexandr, qui ne se quittent plus depuis qu’ils se sont retrouvés. « Quand j’ai décidé de fuir avec ma mère, nous sommes venues ici à Przemyśl, car mon fils Alexandr y étudie, confie Svitlana. A la gare, nous avons été accueillies par les bénévoles de PKPS, ce sont les premiers sourires que j’ai vus ici, les premiers sourires que j’avais vus depuis longtemps. Alors j’ai décidé d’aider à mon tour. Alexandr m’a raconté quelle belle association est PKPS, comment elle s’engage toute l’année pour aider les familles pauvres, les sans-abri, les personnes âgées. » Tandis que d’autres volontaires installent une tente où seront offerts café, thé et soupe, les bénévoles du PKPS mettent en place, à l’aide de palettes, un stand de produits d’hygiène et de produits infantiles. Ils trient couches, laits en poudre et petits pots, déballent des couvertures, disposent des peluches. Ni la neige qui tombe à nouveau, ni le froid qui se fait de plus en plus mordant, ni le bruit assourdissant d’un générateur ne semblent détourner la petite équipe de sa tâche.

« Les bénévoles de PKPS, ce sont les premiers sourires que j’ai vus ici, les premiers sourires que j’avais vus depuis longtemps. »

En face, quai n°2, un train se remplit de centaines de passagers. Prenant la direction du nord-ouest, il traversera toute la Pologne jusqu’à son terminus Swinoujscie en Voïvodie, au bord de la mer Baltique, près de la frontière allemande. L’équipe du PKPS apprend que le train qu’ils attendent, en provenance de Mostyska près de Lviv en Ukraine, est tombé en panne. Il est quelque part dans la nuit polonaise, à quelques dizaines de kilomètres de là. Cependant, un train à quai en direction de Prague se remplit et, pour chacun des voyageurs, les bénévoles du PKPS redoublent d’attention. Svitlana offre à la petite Maria un dauphin en peluche et aide sa mère à monter sa valise dans le wagon, après lui avoir offert de quoi se restaurer. Sur le quai, ils forment avec le personnel ferroviaire, la police, les cantonniers de la ville, les pompiers et les secouristes un étrange et beau ballet – un rempart contre le chaos, la solidarité à l’œuvre. Soudain, Oksana rassemble l’équipe : le train de Mostyska arrive quai n°1. Il est 22h30. Les bénévoles emportent les cartons de vivres : une file se devine déjà au loin. Quand les 200 passagers, épuisés, abordent l’extrémité du quai, cinq sourires les attendent, ainsi qu’un sandwich au bout d’une main tendue.

Przemysl : l’humanité au cœur de l’exil
Svitlana, bénévole du PKPS, apporte des boissons chaudes à une famille ukrainienne avant sa montée dans le train pour Prague. Gare de Przemysl, 9 mars 2022. ©Jean-Marie Rayapen/SPF

Au carrefour du poste-frontière de Medyka

S’ils n’arrivent pas par la gare, les réfugiés ukrainiens arrivent à Przemyśl en franchissant le poste-frontière de la petite ville de Medyka toute proche. Le long du chemin qui part du poste, des stands ont été montés par différentes ONG ou associations locales, voire par des particuliers, afin d’apporter nourriture, produits d’hygiène, soins, soutien moral, orientation aux personnes exilées. La file de silhouettes courbées et harassées, portant sacs ou valises dans lesquels ont été jetés les reliefs de toute une vie, serpente de jour comme de nuit au milieu du campement. Des médecins de la Croix Rouge polonaise ou les Pompiers humanitaires français qui soignent des pieds blessés et des mains gelées, des militaires qui portent les bagages de grands-mères, des volontaires qui offrent des boissons ou des repas chauds : ces gestes élémentaires de secours et d’entraide sont les battements de cœur du campement de Medyka. « Nous sommes bouleversés par ce qui se passe. Venir en aide, soulager la peine, cela empêche de se laisser happer par l’horreur et la proximité de la guerre », témoigne, en même temps qu’elle offre un thé à une jeune maman, une volontaire du comité de Torci, un village situé à 4 kilomètres de là.

« On ne savait pas où on allait, on fuyait, c’est tout. » 

Le chemin, parsemé de précaires braséros, mène à un carrefour d’où partent en continu des navettes. C’est là qu’attendent Rostana, sa maman de 76 ans Valentina et leur petite chienne Maya. « Nous venons de Borodyanka. Nous ne savions pas que l’armée russe était aux portes de la ville. C’est terrible là-bas. Tout est détruit à présent, la route, les voitures, tout. Il n’y a plus d’eau, plus de gaz, plus Internet. Les magasins sont tous fermés. Tandis que nous fuyions, les russes nous tenaient en joue. Nous avons vu des civils morts, je ne pourrai jamais oublier cette famille à terre, le père, la mère et les deux enfants, morts, lance, entre colère et sidération, Rostana. A la gare, les soldats russes tiraient. On ne savait pas où on allait, on fuyait, c’est tout. J’ai laissé mes fils là-bas, se battre. Je ne sais pas où le reste de ma famille se trouve. Ils se sont enfuis aussi mais je les ai perdus. Nous sommes épuisées, nous avons beaucoup marché. On va essayer de tous se retrouver maintenant. Nous allons à Tesco et là, nous verrons bien… » Tesco : le centre humanitaire de Przemyśl, le lieu où tous les réfugiés convergent. C’est là que part la navette dans laquelle Rostana et Valentina montent, à bout de forces.

A « Tesco », le Centre d’aide humanitaire, tout converge

Le lieu est dénommé Centre d’aide humanitaire de Przemyśl mais ici, tout le monde dit « Tesco ». C’est le nom de la chaîne de grande distribution qui avait installé, dans ce hangar de près de 1500 m2, un centre commercial. Fermé depuis peu, il a été investi par la ville de Przemyśl pour y organiser ce lieu de premier accueil pour les familles exilées ukrainiennes. Ici s’opère l’enregistrement de chaque réfugié par l’armée polonaise. Celle-ci occupe, comme tous les acteurs de ce vaste réseau d’orientation et d’entraide, un des boxes de l’ancienne galerie marchande. Chaque box est occupé par des volontaires ou des employés municipaux et emplit une fonction précise : friperie, pharmacie, poste de secours, recharge pour les téléphones, salle de jeux pour les enfants, restauration… D’autres boxes sont répartis en fonction du pays de destination des familles qui y trouveront les informations pour la suite de leur voyage. Les propositions spontanées d’hébergements ou de transports y sont relayées au micro, par des volontaires qui les énoncent jusqu’à ce que la fatigue les emporte ou leur voix ne les lâche. Celle de Sacha, jeune volontaire ukrainophone qui tient le micro depuis cinq heures d’affilée, se brise sur deux dernières informations : « Une famille de Varsovie – papa, maman et un jeune enfant – peuvent héberger une famille de 3 personnes. Les animaux sont les bienvenus » puis « Les pompiers peuvent vous emmener jusqu’à la gare où des bus partent en direction de Cracovie. »

Przemysl : l’humanité au cœur de l’exil
Une mère ukrainienne et ses enfants, devant le Centre humanitaire de Przemysl. 9 mars 2022. ©Jean-Marie Rayapen/SPF

Marta est venue avec sa voiture. Bénévole au PKPS, présente sur bien des fronts – elle prépare des repas pour les équipes du soir, elle héberge chez elle des réfugiés – elle se charge aujourd’hui d’amener Olga jusqu’à la gare. Il lui faut organiser son trajet jusqu’à Varsovie, d’où elle prendra un avion pour Israël où réside une partie de sa famille. La petite cinquantaine, une valise et une caisse à chat à ses pieds, Olga est sonnée. En 2014, cette native de Donetsk avait déjà dû fuir, avec son mari, sa terre du Donbass, pour repartir de zéro à Kiev. Devoir à nouveau tout quitter la plonge dans le désespoir. « J’ai peur maintenant de ne jamais pouvoir m’installer quelque part, de devoir toujours aller ailleurs, encore et encore. Ça ne s’arrêtera donc jamais ? » Elle évoque le trajet de cauchemar qu’elle a effectué, à vingt dans un compartiment de six personnes, sans lumière, sans chauffage. « Je n’ai pas eu le choix, il fallait que je sauve ma vie. Je suis partie sans me retourner, toute seule. Mon mari est resté en Ukraine pour prendre les armes. Je prie pour qu’il survive et pour que nous nous retrouvions un jour, n’importe où. Dès que la guerre s’arrête, je rentrerai en Ukraine chez moi. Même si ma maison est détruite, je reconstruirai ma vie dans mon pays. » Olga, comme chacune des 2000 personnes qui se trouvent en même temps qu’elle à Tesco, vacille sur le fil tendu entre la vie qu’elle a dû abandonner et une destination irrésolue.

« Même si ma maison est détruite, je reconstruirai ma vie dans mon pays. »

Greta Ostrowska arpente Tesco d’une foulée énergique, se fend d’un mot pour chaque bénévole, d’un regard pour chaque femme, chaque enfant. Habituellement directrice d’un complexe sportif, elle est depuis la guerre la coordinatrice du Centre humanitaire. C’est avec elle que s’est construit le premier grand programme d’aide que le PKPS met en place grâce au soutien financier du SPF : la désinfection, la dératisation et le nettoyage réguliers des lieux. « C’est une question de santé publique et d’hygiène ». Une question de dignité pour toutes celles et tous ceux qui viennent ici à Tesco. Greta franchit une porte qui ouvre sur une pièce immense, auparavant occupée par un supermarché. A la place des rayonnages, ce sont des rangées infinies de lits de camp qui s’étirent, tous occupés. « Mille personnes dorment ici », nous renseigne Wojciech Bakun, le maire de Przemysl. « Je passe la moitié de mon temps ici à Tesco, l’autre moitié à la gare. Vous l’aurez compris, je ne suis plus beaucoup à mon bureau… », s’excuserait-il presque. Sa silhouette massive est vêtue d’une combinaison de couleur kaki : c’est un homme qui se bat. « Nous pensions avoir 4 jours pour installer ce centre mais il nous a fallu l’ouvrir au bout de seulement deux jours, tant les réfugiés affluaient. Chaque heure, ils sont mille à passer la frontière. Nous y jetons toutes nos forces et tous les concours sont les bienvenus. L’aide du Secours populaire et du PKPS est inestimable », assure-t-il.

Les centres d’hébergement d’urgence, des havres temporaires

Svitlana se penche et aide la petite Katia à plier sa feuille bien droit. Elle anime aujourd’hui un atelier de travaux manuels pour les enfants d’un des sept centres d’hébergement de Przemyśl. Katia, sa maman et sa petite sœur, après avoir fui Tchernihiv dévorée par le feu des bombes, sont arrivées ce matin par une navette au départ de Tesco. La petite fille dessine au crayon une forme oblongue, d’un trait légèrement tremblé : c’est l’Ukraine. Puis, en haut à droite, elle trace une croix : c’est sa maison. Le centre est un gymnase entièrement occupé par 180 lits de camp, autant de barques fragiles pour chacun de leurs occupants, dans l’océan incertain qu’est devenu leur existence du jour au lendemain. Le fond de la grande pièce accueille une tente de premiers secours, une cantine et quelques tables sur lesquelles les bénévoles du PKPS ont disposé de fraîches tulipes. Des femmes discutent assises sur les gradins bleus, d’autres se reposent sur leur lit. Il règne dans le lieu un calme étrange, quand on sait le chaos qu’ont traversé ses occupants. Svitlana papillonne parmi les enfants, elle joue avec eux aujourd’hui comme elle devait jouer, quelques années auparavant, avec son fils Alexandr. Ce dernier n’est pas loin : il passe de groupe en groupe, répond aux questions, chasse les inquiétudes. La veille, dans le froid et la nuit du quai n°3, comme aujourd’hui, dans la chaleur et les couleurs vives du gymnase, ils sont intensément présents.

« Il nous faut tout mettre en œuvre, absolument tout, pour sauver le reste de dignité de tous ces êtres humains. »

L’action conjointe du Secours populaire et du PKPS, outre à Tesco, se déploie également dans ces sept centres d’hébergement d’urgence. L’association polonaise, grâce au soutien financier du SPF, les équipe de machines à laver et de sèche-linges, de réfrigérateurs et de matériel et produits de nettoyage qui permettent d’en préserver la propreté. La fourniture de mobilier de rangement et de lits supplémentaires est également prévue. Enfin, pour toutes les familles qui transitent par ces centres, sont offertes des trousses de toilette contenant des produits d’hygiène, des médicaments et des produits infantiles qu’elles pourront emporter pour la suite de leur voyage. La dignité est le fil conducteur des actions conduites par le PKPS et le Secours populaire, en intelligence avec les autorités de Przemyśl, pour les dizaines de milliers de femmes, d’enfants et de personnes âgées qui séjournent dans la ville. « Il nous faut tout mettre en œuvre, absolument tout, pour sauver le reste de dignité de tous ces êtres humains », confirme Malgorzata Kozaczenko, la directrice de l’école à laquelle est rattaché le gymnase. C’est elle qui supervise la vie du centre ; comme les enseignants et les bénévoles de PKPS qui en assurent la gestion quotidienne, elle ne compte pas son temps. « C’est un ordre que j’ai reçu. Mais c’est surtout un devoir moral pour moi », tranche-t-elle.

Przemysl : l’humanité au cœur de l’exil
Katia et sa petite sœur, dans le gymnase transformé en centre d’hébergement d’urgence. Przemysl. 9 mars 2022. ©Jean-Marie Rayapen/SPF

La grande horloge du gymnase indique, ce 10 mars, 17h00. Cela fait 11 heures d’affilée que Malgorzata travaille ici, sans relâche. Épuisée, elle confie qu’elle est « en colère, triste, dans un désert émotionnel… Mais il nous faut mettre nos sentiments de côté car le drame que vit le peuple ukrainien doit recueillir tout notre soutien ». Quand elle apprend qu’une navette arrive avec des familles à accueillir, son visage semble chasser d’un grand coup la fatigue. Elle s’éloigne mais, opérant un temps d’arrêt, se retourne et, les larmes aux yeux, lâche difficilement : « Je me souviens d’une nuit, il n’y avait plus un seul lit de libre. Je reçois un appel : des femmes et des enfants allaient arriver. Là où il reste un peu de place, nous disposons des couvertures par terre pour les accueillir. C’est alors que je vois arriver une femme, avec un petit bébé dans les bras, un enfant sur le dos et la grand-mère, portant le troisième des enfants. Ils avaient fait le trajet depuis Medyka à pied jusqu’à Przemyśl (15 km – ndlr). Ils se sont effondrés et ont dormi aussitôt. Sans rien dire, sans rien demander. Cette image ne cesse de me hanter. » Que répondre à Malgorzata ? Qu’elle fait ce qui est son pouvoir, comme tant de gens ici en Pologne ? Qu’elle sait pouvoir compter sur l’engagement total des bénévoles du PKPS, du soutien inconditionnel du Secours populaire ? Oui, certainement. De la solidarité mise en œuvre ici, dans le gymnase de l’école de Przemyśl, comme dans les autres centres, comme à Tesco, comme dans les maisons des bénévoles du PKPS, elle doit être assurée. C’est, au regard de l’ampleur du drame, peut-être peu ; mais, pour celles et ceux qui la reçoivent, cette solidarité est la preuve que l’espoir doit demeurer.

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