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Odessa : une chance pour l’enfance

Mis à jour le par Pierre Lemarchand
L’inauguration de l’Espace solidaire pour l’enfance s’est déroulée en février 2023 à Odessa, après des mois de travail rendus difficile par la guerre. ©UAS-FLC/SPF

Depuis le début de la guerre, l’association ukrainienne de solidarité Four-Leaf Clover (FLC), partenaire du Secours populaire basé à Odessa, porte secours aux familles déplacées, blessées ou fragilisées par la guerre. Un an après les premiers bombardements, en février 2023, a ouvert l’« Espace solidaire pour l’enfance », un lieu d’accueil pour une centaine d’enfants. Ceux-ci y trouvent un repas chaud, un accompagnement éducatif, un soutien psychologique et la pratique de loisirs. Liudmyla Havriliuk, présidente de FLC, détaille ce projet ambitieux. Rencontre.

Fin février, un an après le début de la guerre en Ukraine, FLC a ouvert à Odessa un « espace solidaire pour l’enfance ». Quelle est la situation des enfants aujourd’hui en Ukraine ?

Le problème majeur que rencontrent les enfants, c’est l’impossibilité d’aller à l’école. Dans la région d’Odessa, seules 5 % des écoles sont encore ouvertes – ce sont celles qui sont dotées d’abris antibombes homologués par le gouvernement. L’autre problème auquel la population fait face depuis novembre, ce sont les attaques sévères menées contre les infrastructures électriques. Il n’y a plus guère d’électricité que 3 heures par jour et 3 heures par nuit à Odessa. La vie est devenue très difficile, en particulier pour les personnes âgées ou en situation de handicap et pour les enfants. Il est très difficile aujourd’hui en Ukraine d’avoir accès à internet – l’école en ligne est elle aussi devenue impossible. Internet constituait une porte vers l’extérieur, une évasion pour des enfants souvent bloqués chez eux – a fortiori des enfants de familles déplacées, très isolés. Cette entrave physique et ce sentiment d’isolement entraînent chez les enfants de fréquents troubles psychologiques. Avant la guerre, les enfants ukrainiens, même dans les familles modestes, avaient l’habitude de pratiquer des activités artistiques ou sportives. À présent, tout cela est impossible. Les enfants ne font plus rien. L’enjeu pour leurs parents est de subvenir à leurs besoins premiers : qu’ils aient à manger, un peu de chauffage et un toit sur la tête. Tout le reste est superflu. Il n’y a plus de place pour l’enfance en Ukraine.

« Un repas chaud par jour est une gageure dans un pays où l’électricité et l’argent manquent cruellement. » 

L’espace dédié à l’enfance mis en place à Odessa par Four-Leaf Clover, ce lieu sûr où les enfants pourront suivre des activités éducatives, de loisirs et sportives, est une manière de redonner sa place à l’enfance ?

C’est exactement ça. L’idée d’un tel lieu est née avant la guerre. Nous souhaitions le mettre en place pour les orphelins, qui sont au cœur de l’action de FLC depuis sa création. Ce projet voit le jour aujourd’hui pour les enfants victimes de familles déplacées ou fragilisées par la guerre. C’est un lieu où on leur propose des activités pédagogiques, créatives, sportives, animées par des professionnels. C’est un endroit sûr et chaleureux, équipé d’un abri antibombes, relié à un générateur, doté d’une cantine, de sanitaires, d’une bibliothèque. Ce lieu est au service d’un projet global, qui prend en compte les différents besoins des enfants et des adolescents qui y seront accueillis et qui est irrigué par les valeurs de solidarité que nous partageons avec le Secours populaire. Ces valeurs, nous souhaitons les transmettre à ces jeunes car ils sont les adultes de demain. Nous ne les envisageons pas seulement comme des enfants en difficulté mais comme des ambassadeurs de ces valeurs. Des citoyens responsables, qui pourront agir pour la société. Ils participent d’ailleurs, dans cet esprit, à des ateliers sur la résolution de conflits et de communication non violente.

Pouvez-vous décrire les activités proposées dans cet « espace solidaire pour l’enfance » ?

Il y a, pour les plus âgés, l’apprentissage de savoir-faire artisanaux. Il y a une grande pauvreté en Ukraine, qui s’est aggravée dramatiquement avec la guerre. Le chômage a atteint un niveau record, de nombreuses entreprises ayant dû cesser leur activité en raison notamment de la raréfaction des sources d’énergie. L’avenir professionnel de leurs enfants est passé au second plan pour des parents qui peinent à payer leurs factures et acheter à manger. Aussi avons-nous décidé de proposer aux jeunes des formations dans les champs de la coiffure, la manucure, la cuisine, la plomberie, la menuiserie, l’électricité. Ce sont des métiers avec des débouchés sur le marché du travail et que l’on peut apprendre assez rapidement. Ces compétences sont une richesse pour ces jeunes, pour gagner leur vie plus tard mais aussi dans leur vie quotidienne. Quant aux plus jeunes, ils suivent un programme d’éducation non formelle, afin de renouer avec les apprentissages scolaires avec lesquels ils ont rompu depuis des années, en raison de la guerre et, précédemment, de la pandémie. Les professeurs, au-delà de ces connaissances, transmettent aux jeunes des valeurs de travail et de vivre ensemble, leur permettent de se construire dans la confiance et l’estime de soi. Pour tous les enfants, qui ont entre 6 et 17 ans, nous proposons des activités sportives et artistiques. Notre lieu dispose, en plus des salles de classe et d’ateliers, d’une salle de projection et d’un terrain de jeu. Nous leur dispensons également des cours de langues anglaise et française, toujours dans l’esprit de leur offrir des compétences pour l’avenir et les ouvrir sur le monde.

« L’objectif est de signifier aux enfants qu’ils ne sont pas abandonnés. Et c’est une manière de construire avec eux leur avenir. »

Ce que vous transmettez à ces enfants, finalement, ce sont de la force et des compétences pour construire leur avenir ?

C’est d’abord leur signifier qu’aujourd’hui, ils ne sont pas abandonnés, qu’on prend soin d’eux. Et oui, c’est aussi une manière de construire avec eux leur avenir : poser les bases de vies heureuses, sereines et en même temps porteuses de valeurs d’espoir et de tolérance. Ces enfants, nous les connaissons bien. Avant de les accueillir au sein de cet espace solidarité, nous les avons invités à des sorties, des spectacles et des activités, leur avons offert un cadeau à Noël, certains ont participé aux villages « Copain du Monde ». Cela fait longtemps que nous les aidons et que nous partageons avec eux les valeurs de solidarité. Avec ce lieu, nous embrassons les extrêmes : la construction de leur avenir est aussi importante à nos yeux que la possibilité de leur offrir un repas chaud par jour – et c’est une gageure dans un pays où l’électricité et l’argent manquent cruellement.

Odessa : une chance pour l’enfance
La centaine d’enfants d’Odessa accueillis au sein de l’espace solidaire pour l’enfance ont entre 6 et 17 ans et sont issus de familles déplacées ou en situation de grande pauvreté. ©UAS-FLC / SPF

Pour le moment, votre espace solidarité accueille cent enfants. Comment les avez-vous rencontrés ?

Ils sont issus de familles pauvres, souvent des familles déplacées, qui ont fui leur maison pour venir se réfugier à Odessa. C’est à l’occasion des distributions alimentaires que nous organisons régulièrement que nous avons rencontré ces familles. Elles nous sont orientées par les services sociaux ou les centres d’accueil pour déplacés. Les volontaires de FLC s’attachent à créer du lien avec les personnes qui viennent chercher un colis de vivres. C’est ainsi que nous pouvons aller plus loin avec elles, imaginer d’autres manières de les aider. Les familles des enfants accueillis dans notre espace solidaire sont partie prenante du projet. Les professeurs et éducateurs sont en lien avec les parents : les enfants rentrent chez eux tous les soirs. C’est un travail main dans la main. De plus, nous mettons en place un soutien psychologique pour les enfants comme les parents. La guerre les a abîmés, a parfois créé de profondes tensions au sein des familles, accentuées par l’absence des pères. Le lien avec les parents est d’autant plus fort et naturel que nombre d’entre eux sont devenus, au fil des mois, des volontaires de notre association.

« Ce projet accompagne les enfants de manière durable, leur apporte les moyens de se construire une belle vie, d’en être les acteurs. »

Ouvrir un tel espace en temps de guerre n’a pas été trop difficile ?

Nous avions prévu d’ouvrir à l’automne 2022 mais tout a été difficile en effet. Les coupures d’électricité rendent tout incertain. Les prix sont soumis à de perpétuels changements et il est parfois impossible de s’approvisionner. Passer un appel téléphonique est devenu quelque chose de très compliqué en Ukraine. Les alarmes, les mises à l’abri, les couvre-feux retardent tout. Rester des heures dehors dans le froid car une alarme a retenti, des jours sous terre dans un abri antibombardements, vivre dans le noir et dans le froid : ces conditions extrêmes entraînent dans la population de nombreuses dépressions. Aussi est-il fondamental d’aider les Ukrainiens à l’intérieur même du pays et, dans ce travail de solidarité, le soutien indéfectible du Secours populaire a été déterminant. Cet hiver, pour les familles pauvres, grâce au soutien du Secours populaire, nous avons pu remettre des générateurs électriques, des lampes torches, des couvertures et vêtements chauds pour supporter la rudesse de l’hiver. C’est une aide cruciale – sans eau chaude, on ne peut ni se laver, ni cuisiner – mais c’est aussi une manière, là encore, de leur dire que nous pensons à elles, qu’elles ne sont pas seules.

Votre motivation n’a jamais faibli. Où puisez-vous votre énergie ?

Je puise avant tout mon énergie dans notre travail collectif, avec les volontaires de FLC et, pour ce projet d’espace solidaire pour l’enfance, avec les merveilleux professionnels qui se mobilisent avec nous. J’aimerais vous raconter une histoire plus personnelle. Ma mère est pédiatre. Quand j’étais enfant, elle était responsable d’un orphelinat à Donetsk, dans la partie orientale de l’Ukraine. Elle m’emmenait parfois avec elle et je jouais avec les enfants. Je m’amusais avec eux mais au fond de moi, tandis que je grandissais, une question est venue me hanter : de quoi serait fait leur avenir ? Comment ces enfants allaient-ils pouvoir trouver leur place dans la société ? Comment allaient-ils survivre, ne pas sombrer dans la dépression ? Quand j’ai choisi, une fois adulte, de m’engager dans l’action humanitaire, ce sont d’abord vers les orphelins que je me suis dirigée. Parce que cette question ne m’a jamais quittée. Ce projet d’espace solidarité pour l’enfance, c’est en quelque sorte une réponse à cette question. C’est un projet qui accompagne les enfants de manière durable. Ce n’est pas une aide ponctuelle que nous leur apportons, mais les moyens de se construire une belle vie, d’en être les acteurs.

Odessa : une chance pour l’enfance
L’Espace solidaire pour l’enfance a été présenté aux parents et aux enfants par Liudmyla Havriliuk (présidente de FLC, à droite), Olga Kuksa (professeure de français et responsable du centre) et Vasilisa Chumachenko (professeure d’anglais et d’éducation civique, à gauche). ©UAS-FLC / SPF

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