Handicap et pauvreté, la double peine

Mis à jour le par Olivier Vilain
Des personnes aidées, sur leurs fauteuils roulants, assistés par des bénévoles sont sur la ligne du départ. Le départ de la course © Jean-Marie Rayapen/SPF

Dossier. Une exploration des liens entre handicap et pauvreté. Elle commence par placer des repères sur l’ampleur du phénomène : un tiers des personnes percevant l’Allocation aux adultes handicapés vit sous le seuil de pauvreté. Le reportage vous amène dans une ferme pédagogique près de Grasse où les enfants « Copain du Monde » découvrent le monde animal avec les résidents d’un foyer pour jeunes adultes handicapés. Au-delà de la France, le Secours populaire mène des actions sur cette thématique dans des pays comme le Kosovo ou Cuba. Enfin, Florian Aumond, universitaire, explique que la conception du handicap doit être appréhendée par le prisme des droits humains, exactement comme la pauvreté.

Les liens entre le handicap et la pauvreté ne sont pas toujours visibles. Pourtant, ils existent que ce soit dans les permanences du Secours populaire ou dans les statistiques. Une problématique qui a du mal à émerger dans les discours publics et que les bénévoles prennent en charge avec les moyens du bord et beaucoup de volonté.

Dans les permanences du Secours populaire, les bénévoles voient qu’il existe un lien entre handicap et pauvreté. « Parmi les familles en difficulté économique que nous accompagnons ici, j’ai remarqué qu’un quart d’entre elles ont un membre concerné par un handicap, parfois lié au travail, souvent invisible comme la dyslexie ou l’autisme », relève Pascale Desplats, la référente handicap à l’antenne du Secours populaire à Nangis, en Seine-et-Marne, à 60 km de Paris.

Une partie des personnes sont concernées parce qu’elles sont obligées d’arrêter de travailler, totalement ou partiellement dans le but de prendre en charge et d’accompagner un proche porteur d’un handicap ; un enfant, un conjoint ou un parent. Il y a 9 millions de personnes en France qui sont « aidants », sans que l’on sache la part exacte qui travaille encore à temps plein. Cette situation découle largement d’un sous-investissement public dans les établissements et les personnels spécialisés, comme les centres pour enfants et jeunes autistes par exemple, relève le Collectif Handicaps, une organisation qui regroupe 52 associations nationales représentatives des personnes en situation de handicap, des familles et de leurs proches dans le but de porter leurs voix auprès des pouvoirs publics.

« Profonde injustice socio-économique »

Le Conseil de l’Europe a pointé au printemps dernier, au cours d’une procédure juridique initiée par plusieurs membres du collectif, différents « manquement[s] des autorités à adopter des mesures efficaces dans un délai raisonnable » ainsi que « la pénurie de services d’aide et le manque d’accessibilité des bâtiments et des installations, ainsi que des transports publics, [qui] font que de nombreuses familles vivent dans des conditions précaires (…) ». Pour l’instance, cette inertie participe à la situation de « profonde injustice socio-économique » qui frappe les personnes porteuses de handicap en France, entre « manque d’accompagnement », « pénurie de services de soutien », « difficulté d’accès au logement, à la santé », ou encore « refus de scolarisation »…  « Mila est porteuse de trisomie 21, témoigne sa mère Sabrina (*). Elle est âgée de 13 ans. Nous sommes isolés et sans solution. Durant une période, j’ai dû cesser mon activité professionnelle pour assurer l’enseignement à la maison, Mila n’étant pas acceptée à l’école au motif de son handicap, en dépit des bilans qui attestent qu’elle y a sa place. A la suite de multiples refus auprès de nouvelles écoles, nous avons dû mettre notre maison en vente. C’est une école privée, à 120 km de là, qui a choisi de faire une place à Mila. »

A Nangis, une exposition a été préparée avec les personnes accueillies pour sensibiliser sur la question du handicap @SPF 77

Des situations qui émeuvent beaucoup Arroussia Paonessa, bénévole à Nice. Elle est l’infatigable référente handicap du Secours populaire pour les Alpes-Maritimes. En contact avec de nombreux foyers pour jeunes handicapés, elle témoigne de la baisse des moyens qui leur sont alloués. « Ils ne sortent plus. Il n’y a plus d’argent pour les loisirs. » Arroussia et les bénévoles autour d’elle orientent donc leur action depuis plus de dix ans vers l’organisation de séjours de vacances. « On organise des séjours en été et en hiver, parce qu’il faut les voir au contact de la neige ! Il se passe des choses très fortes et les jeunes en parlent longtemps après : ‘‘J’ai vu des moutons’’, ‘‘j’étais en Corse’’. » Elle est intarissable.

Après chaque séjour, la petite équipe organise une projection en présence des participants et de l’équipe médicale qui les a accompagnés. « Une fois, des jumeaux qui ne parlaient jamais et quand ils se sont vus sur les photos projetées, l’un d’eux s’est exclamé : ‘‘C’est moi ! C’est moi ! ’’ ». Arroussia organise aussi des séjours sur la Riviera. A l’été 2023, elle a accueilli cinq personnes venant de Martinique et porteuses de légers handicaps mentaux. « Notre partenaire La Petite Table, où elles travaillent, m’avait signalé leur rêve de voir le continent. » La semaine de vacances à Nice a été très chargée, entre baignades dans la baie des Anges, visite de Monaco, entrée au parc aquatique Marineland à Antibes…

33% des allocataires AAH sont pauvres

Retour à Nangis. Bien entendu, une partie des personnes accueillies par les bénévoles autour de Pascale sont elles-mêmes porteuses d’un handicap, physique ou psychique. Les personnes dans ce cas déclarent « être fortement limitées, depuis au moins six mois, à cause d’un problème de santé, dans les activités que les gens font habituellement ». Près de 18 % d’entre elles, âgées de 15 ans et plus, sont pauvres, contre 12 % des personnes non handicapées du même âge, selon les données 2016 du ministère des Solidarités. Les premières sont donc 1,5 fois plus souvent exposées à la pauvreté que les secondes. Des données qui ne reflètent que partiellement la situation car les personnes handicapées vivant à l’hôpital ou en maison de retraite ne sont pas prises en compte.

Si l’on s’intéresse aux personnes percevant l’allocation aux adultes handicapés (AAH), 33 % des allocataires vivent sous le seuil de pauvreté, selon les données du ministère des Solidarités et de la Santé. Le montant de l’AAH (971 euros) est inférieur au seuil de pauvreté (1 158 euros par mois pour une personne seule). Ce dernier est fixé selon les conventions à 60 % du revenu médian. Le dernier calcul effectué par l’Insee repose sur l’enquête revenus de 2021. Tous les allocataires ne sont pas catégorisés sous le seuil de pauvreté car les ressources prises en compte sont celles du foyer (salaires, allocations) et la composition du ménage. « J’ai beaucoup de difficultés à retrouver du travail. Je n’ai pour seul revenu que mon AAH. Une fois que j’ai payé toutes mes charges, mes frais fixes, il me reste entre 100 et 150 euros par mois pour vivre, sortir, manger, faire ce que je veux. J’aimerais que cette allocation soit revalorisée », souligne Walid (*), faisant écho à l’une des demandes les plus régulières du monde associatif : pourquoi une allocation devrait-elle obliger ses titulaires à vivre dans la précarité ?

Flâneries à San Nicolao (Corse), lors d’un séjour organisé, en août 2015, par le SPF des Alpes-Maritimes @SPF 06

Mais il ne s’agit que de la pauvreté calculée sur le seul critère des revenus ; la situation est plus dégradée encore quand il s’agit de la pauvreté mesurée en conditions de vie : 45 % sont pauvres selon ce critère, « car ils rencontrent des difficultés dans leur quotidien ou sont privés d’éléments du bien-être standard », analyse le magazine Faire face, le mensuel de l’association nationale APF France handicap. C’est trois fois plus que dans l’ensemble des personnes résidant en France. Cela veut dire que les personnes handicapées sont massivement frappées par les restrictions de consommation, les contraintes budgétaires, les retards de paiement et les difficultés à se loger (logement trop petit, mal équipé notamment en matière de chauffage).

Pour les personnes porteuses de handicap qui peuvent travailler, les revenus sont là encore inférieurs au reste de la population. Cela peut être dû à des difficultés d’intégration dans le monde du travail liées à leurs limitations, à un parcours scolaire plus erratique et d’un niveau de qualification inférieur à la moyenne. Plus jeune, Sabrina Gardon avait d’abord obtenu un BEP secrétariat et comptabilité, puis un diplôme de secrétaire polyvalente avec le Greta, l’organisme de formation. « Je travaillais la journée et j’allais aux cours du soir », raconte cette femme courageuse qui a toujours travaillé « pour avoir une vie sociale », malgré deux « pathologies visibles », dont la fibromyalgie qui provoque aux genoux et aux cervicales des douleurs très invalidantes. « J’ai besoin régulièrement d’antidouleurs et je ne peux pas rester à mon poste de travail 8 heures d’affilée debout ou 8 heures assise. »

La société au banc des accusés

Pour lutter contre la pauvreté qui affecte des centaines de millions de personnes handicapées dans le monde, nous devons comprendre les causes qui la déterminent, selon l’ONU : « Les personnes handicapées ne sont généralement pas pauvres parce qu’une condition physique, sensorielle ou mentale les rend incapables de générer suffisamment de revenus, non, les personnes handicapées sont pauvres parce que nos sociétés limitent considérablement leur capacité à participer et à contribuer activement », avait statué en 2017 lors d’une réunion de travail à New York Catalina Devandas Aguilar, alors rapporteur spéciale des Nations unies sur  les droits des personnes handicapées. Le manque d’investissements publics se conjuguent ainsi aux préjugés, entravant les évolutions de carrière, l’accès à des postes à responsabilités.

L’une des mesures nécessaires pour améliorer les conditions de vie et d’inclusion des personnes avec handicap est de lutter contre ces clichés, de faire changer le regard des gens. C’est pourquoi, à Montreuil, en Seine-Saint-Denis, le Secours populaire a organisé une course de relais à deux pas des tours Olympiades qui surplombent le périphérique. « L’idée était de monter un événement sportif pour des enfants qui ont envie de faire comme tout le monde et qui, le plus souvent, ne le peuvent pas, détaille Lara Deger, qui s’est particulièrement impliquée dans la préparation de cette ‘‘boucle solidaire’’. C’est aussi parce qu’on a envie de lutter contre les préjugés liés aux handicaps. »

Emue et heureuse d'avoir remporté une médaille, une personne aidée est félicité par ses proches.
Ce n’est pas la douleur qu’exprime Meryem après avoir franchi la ligne d’arrivée sous les applaudissements nourris. « Jamais je ne me serais crue capable de faire ça ! » © J-M Rayapen / SPF

La distance à parcourir s’étale entre 1 et 8 km. Sous le coup de l’effort et du stress, Meryem avait commencé le parcours avec difficulté dans la côte, trop contractée. « Faut pas que j’oublie de respirer… », avait-elle très vite tiré comme enseignement. Puis elle a pris ses marques. Et elle a tenu tout le parcours. Les derniers 200 mètres, tout le monde lui a fait une haie d’honneur, l’encourageant et la félicitant à la fois. Émue, la jeune fille de 19 ans a lâché ses larmes sur l’épaule de sa mère, une fois la ligne d’arrivée franchie. « Je n’ai pas l’habitude d’être le centre de l’attention, explique-t-elle, une fois remise. Je n’en reviens pas, j’ai du mal à croire que je l’ai fait ! Je suis fière de moi ! », dit-elle le visage rayonnant.

« Je n’ai pas l’habitude d’être le centre de l’attention. Je n’en reviens pas, j’ai du mal à croire que je l’ai fait ! Je suis fière de moi ! »

Meryem, à ‘‘boucle solidaire’’ de Montreuil

Au total, 12 millions de personnes ont un handicap, en France. Celui-ci peut être présent dès la naissance, comme il peut apparaitre au cours de la vie (maladies dégénératives) ou à la suite d’accidents cardio-vasculaires ou d’accidents de travail, affectant particulièrement le dos ou les bronches. La réalité de la vie quotidienne et la précarité des conditions socio-économiques des personnes avec handicap est peu connue des personnes qui n’en sont pas porteuses et les discours des pouvoirs publics ou tenus dans la culture populaire sont assez rares, ou limités au registre de la compassion. La société civile doit prendre la question en charge. Sabrina Gardon représente le Secours populaire au sein du Conseil national de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (CNLE) pour porter la voix des personnes affectées par un handicap et par la précarité. A Nangis, Pascale a mis en place une campagne de sensibilisation, à partir de novembre 2021, avec une exposition sur la question du handicap, des ateliers d’écriture, de dessins… La clôture de cette campagne s’est produite, en juin 2022, au lendemain de la Nuit du handicap, qui avait lieu partout dans l’Hexagone. L’antenne a aussi accueilli des jeunes handicapés en insertion professionnelle pour des ateliers cuisine. « Il y a tellement à faire pour que le regard porté par la société change. »

(*) Dossier de presse, « Pas si Douce France« , collectif, 2023

Handicap et pauvreté, la double peine

REPORTAGE A GRASSE

Claudia et Djibril font connaissance de Tara, la jument avec laquelle ils vont découvrir les joies de l’équithérapie @J-M Rayapen / SPF

Aventure commune à la ferme pédagogique

A Grasse, les « Copain du Monde » Djibril et Lina, découvrent les chevaux et les animaux de la basse-cour avec leurs nouveaux amis Michael, Claudia, Elsa et d’autres jeunes adultes résidant dans un Institut médico-éducatif de l’Arche. Ces rendez-vous ont commencé début février. Ils se déroulent chaque dimanche et chaque mercredi et rompent avec la vision de deux mondes qui seraient nécessairement différents

La mission de « Copain du Monde » est de permettre aux enfants « de se connaitre afin de lutter contre les stéréotypes ». C’est pourquoi, dans les Alpes-Maritimes, le Secours populaire de Grasse participe, depuis le début février 2024, à un atelier d’équithérapie avec les résidents d’un Institut médico-éducatif (IME) porteurs de handicaps mentaux. Les enfants « Copain du Monde » et les jeunes de l’IME découvrent ensemble une ferme pédagogique, située à une heure de là, perchée dans la montagne, à la Roque-Esclapon. Ils pratiquent ensemble les rudiments de l’équitation et s’occupent des animaux de la basse-cour, cochons, poules, dindons, oies, lapins. Il y a même des chèvres et des moutons à qui il faut apporter à manger et dont il faut nettoyer les box. « Les ‘‘Copain du Monde’’ viendront là deux fois par semaine, le dimanche et le lundi, pendant trois mois », détaille Alicia, à l’origine de l’opération au Secours populaire.

Cette démarche a rencontré celle de l’Arche, dont dépend le foyer pour jeunes adultes. « L’ouverture sur le dehors est une des lignes de notre approche. Nous ouvrons le foyer sur l’extérieur pour que les gens vivent ensemble, qu’ils soient ou non porteurs de handicaps », explique Fatima, l’une de ses animatrices spécialisées. C’est toute une philosophie que de rompre avec la traditionnelle vision de deux mondes séparés. Les résidents suivent par exemple des cours d’art plastique et réalisent des piñatas, commercialisées dans une enseigne de sport. « Leurs œuvres sont très réussies. Certains ont vraiment un talent que les gens de l’extérieur ne soupçonnent pas de prime abord. » Le foyer a ouvert une salle de sport ouverte à tous, « ça multiplie les contacts ».

Sandra présente une oie. Les animaux de la ferme apaisent et permettent d’échanger @J-M Rayapen / SPF

« Allez Claudia, tu peux le faire ! », encourage Djibril, l’un des deux « Copain du Monde » présent ce mercredi, avec Lina. Les deux ont 11 et 10 ans. Le garçon était déjà venu quelques jours avant, le dimanche, pour la toute première journée à la ferme. Comme la fois précédente, les enfants ont mené les chevaux deux par deux, le long d’une petit chemin pierreux, vers un manège en extérieur, appelé carrière en raison de l’absence de toit, après avoir brossé le dos des bêtes et les avoir sellées. Claudia et Djibril s’occupent de la jument Tara. Dans un premier temps, c’est Djibril qui était en selle et Claudia qui en tenait la longe, avec Fernanda, une animatrice spécialisée, pendant le petit parcours d’obstacles.

Puis, c’est au tour de Claudia. La jeune fille n’est pas rassurée. Elle a peur de ces grands animaux. Une fois montée sur la croupe de Tara, avec l’aide de Fernanda, Claudia est visiblement mal à l’aise. C’est là que Djibril l’encourage : « Allez Claudia, tu peux le faire ! » Une fois la jeune écuyère un peu rassurée, le binôme commence le petit parcours d’obstacles : se pencher sur la selle, prendre un plot à droite, se redresser, le passer dans la main gauche, se repencher, lâcher le plot sur un poteau en contrebas ; bien écarter ses mains, une fois la droite, une fois la gauche, pour faire slalomer la jument entre des plots, etc. « Maman sera contente ! Tu prends la photo Fernanda ? » Claudia est fière d’avoir dépassé sa peur. Mais les chevaux, elle préfère les brosser que de les monter, pour le moment. Après un tour de carrière, elle préfère retrouver le plancher des vaches.

Un groupe où circule la bienvaillance

A la ferme pédagogique, comme au foyer au moment de prendre les deux minibus en début de journée, les jeunes adultes font preuve de beaucoup de bienveillance. Elsa, très contente de partir une journée à la ferme, serre dans ses bras Thierry pour lui dire bonjour. Autant la jeune fille originaire de Digne-les-Bains est volubile, ayant toujours une anecdote, un émerveillement à partager ; autant le jeune homme verbalise peu. Florian et Michael veillent particulièrement sur lui, pour qu’il ne reste pas à la traine. Florian vient régulièrement lui parler à l’oreille. Tandis que Michael l’aide à descendre du minibus à l’arrivée. Tandis que Robin donne la main à Elsa car il a vu qu’elle avait peur de la petite descente qui relie le promontoire où les véhicules se sont garés et la ferme en contrebas.

Thierry est peut-être plus lent à se mouvoir, plus silencieux, mais rien ne lui échappe. L’après-midi, c’est à son tour de nettoyer un poney, de sentir la présence apaisante de l’animal, son souffle chaud, la douceur de son pelage. Après lui avoir brossé longuement le dos pour enlever la terre et les cailloux qui s’y cachent, Thierry a repéré Alicia qui discute avec Robin, il récupère les poils pris dans sa brosse et les lance vers Alicia, l’œil rigolard. Éclat de rire général. Amusée, Alicia taquine en retour Thierry. Ce jeu imprévu est l’un des cadeaux de sa journée. La joie se lit dans ses yeux.

Les chevaux sont vraiment très doux. Pas un écart, pas un seul signe d’agacement. Mais ils peuvent être encore trop impressionnants pour certains. C’est le cas de Maëla. Dès le matin, elle a dit plusieurs fois que c’étaient des animaux qu’elle n’aimait pas. En plus, ce qu’elle veut faire ce sont les ateliers pâtisserie ou de capoeira, que son animatrice référente organise toutes les semaines. « Mais le mercredi, elle ne travaille pas. » Maëla aura une humeur qui alternera dans la journée. Pour le moment, monter à cheval serait trop tôt. L’après-midi, elle s’occupe des poneys avec le facétieux Thierry, Robin le câlin, Michael le bienveillant et Alexis qui aime découvrir des choses nouvelles. Brosse en main pendant que son poney croque dans un grand pain de sel, Maëla rumine : bon les chevaux, c’est moins bien que la pâtisserie et donner à manger aux lapins, c’est beaucoup beaucoup mieux… Puis Sandra, qui tient la ferme pédagogique, annonce qu’il est temps de rentrer pour le soir les animaux de la basse-cour, les oies, les poules, les lapins… « Les lapins ?! », réagit immédiatement Maëla ; son visage s’illuminant, elle se presse vers la sortie des box, en direction de l’enclos à lapin, vers lequel se dirige tout le groupe.

Le visage de Maël s’illumine

Les lapins, Maëla a particulièrement apprécié, le matin, de leur donner à manger « des carottes, des courgettes » – « et de la salade », complète Michael à l’entrée de leur box – ; puis les emmener dans leur enclos en plein champ a été un enchantement pour la jeune fille. S’occuper de ces petits animaux, les voir courir en sécurité ou manger ce qu’elle leur avait préparé a remué beaucoup d’émotions. Le midi, Maëla était très volubile, racontant aux autres et aux accompagnantes, comme Malika ou Fernanda, sa rencontre avec les lapins. Ses gestes étaient vifs, elle était pleine d’entrain. Dans ces moments-là, tout le monde peut la sentir heureuse. Au même moment, Elsa montrait la poule qui s’était perchée sur son épaule et le cheval qui lui a bavé dessus. A la fin du déjeuner, elle se lève de table pendant que le petit groupe termine de manger sous un soleil qui a rendu cette journée à 1500 mètres très agréable. La jeune fille est allée plusieurs fois à la limite de l’enclos, à proximité, pour caresser les chevaux, y compris celui qui lui « a bavé dessus », dit-elle rayonnante.

Toujours très expressive, Elsa a recherché le contact avec les animaux, qui l’ont parfois surprise @J-M Rayapen / SPF

Pour Maëla ou Elsa et tous les autres jeunes, ainsi que Djibril et Lina, « c’est la magie des animaux, souffle Sandra, qui a ouvert la ferme pédagogique il y a dix ans, après une carrière dans les ressources humaines au sein d’une agence de recrutement spécialisée dans les personnes en situations de handicap. « Les animaux apaisent, captivent l’attention, l’imagination. Ici, on prend son temps pour s’en occuper, pour les sentir. » C’est important : chacun prend son temps, vit ses émotions et les partage s’il le souhaite.

Il est temps de repartir, après une photo de groupe où les sourires sont sur toutes les lèvres et les regards lumineux. « On va tout faire pour trouver les financements qui nous permettront de continuer l’opération au-delà des trois premiers mois », annonce avec confiance Alicia, au volant de l’un des minibus, pendant que tout le monde dort : « Je vois qu’en deux séances, les enfants se connaissent mieux, des liens se créent. Dimanche, le petit Jad m’a confié qu’il était heureux d’avoir passé une journée avec des résidents de l’Arche, qu’il s’était libéré de ses petites appréhensions. » Rentré chez lui, Djibril s’est ouvert à sa mère : il s’est senti utile et il a aimé cette journée avec ses nouveaux amis. Au même moment, au foyer, les jeunes racontaient leur expérience ; tous savaient de quoi ils allaient parler le week-end suivant, en voyant leurs parents.

« Je vois qu’en deux séances, les enfants se connaissent mieux, des liens se créent. Dimanche, le petit Jad m’a confié qu’il était heureux de s’être libéré de ses petites appréhensions. » 

Alicia, responsable à Grasse du Secours populaire

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Handicap et pauvreté, la double peine

LE MONDE

Nehzir Bekteshi devant les serres situées dans le village de Dumnice.
Nehzir Bekteshi devant les serres situées dans le village de Dumnice ©J-M Rayapen / SPF

Des actions à travers le monde

Un bus scolaire à Cuba, une école de musique au Sénégal, des serres agricoles au Kosovo, trois exemples d’aide apportée par le Secours populaire pour améliorer les conditions de vie de personnes porteuses de handicap.

Le Secours populaire agit, selon sa formule, « ici et là-bas » pour l’égalité de conditions entre les personnes porteuses de handicap. « C’était important pour nous, à Nangis, de faire un lien entre la situation des personnes handicapées ici et celle qu’elles vivent dans d’autres pays », en particulier les pays pauvres, rapporte Pascale Desplats, la référente handicap à l’antenne du Secours populaire de cette petite commune de Seine-et-Marne. Pascale a mis en place une campagne de sensibilisation sur ce type d’inégalités. « C’est de l’envie de faire ce lien, d’ouvrir notre horizon, qu’est née notre participation au projet de l’école pour jeune autistes à Cuba. »

Dans la province de Cienfuegos, l’école Vilma Espín accueille 64 enfants. Le bus financé par le Secours populaire sert au ramassage scolaire et permet aux élèves d’accéder à la delphinothérapie ou l’équithérapie, qui se déroule à plusieurs kilomètres de leurs autres cours. Le contact avec les animaux, et particulièrement les dauphins, entre dans le cadre du soin psychique. « Pour nous, ça a été énorme de compter avec cet autobus : nous pouvons emmener les enfants faire des activités extérieures qui s’intègrent dans les soins que nous leur apportons », déclare Tania Gonzáles Fonseca, la directrice de l’établissement. Le secteur médico-social à Cuba est de grande qualité mais son activité est entravée par l’embargo imposé par les Etats-Unis depuis les années 1960. Aucun bus n’est produit sur place et peu d’entreprises étrangères se risquent à courroucer le puissant voisin de Cuba, même si le blocus est condamné tous les ans par l’Assemblée générale des Nations unies.

Un mini-bus qui change la vie

Dans le cadre du partenariat, une délégation cubaine s’est rendue à la fédération de la Seine-et-Marne, fin 2022, pour exposer la situation de l’école Vilma Espín auprès des bénévoles. La prochaine phase du programme de solidarité verra échanger régulièrement les équipes médicales françaises et cubaines sur les différences d’accompagnement des enfants autistes. « Les Français sont très intéressés par les protocoles de détection, vers 3 ans, de l’autisme à Cuba donc avec des résultats meilleurs », relève au Secours populaire Olga Alvarez, cheffe de projets internationaux et coordinatrice de ce programme.

A Cuba aussi, le contact avec les animaux fait partie de la thérapie @DR

Les actions de solidarité à l’international sont menées dans la durée. Depuis 4 ans, la commission handicap du Secours populaire des Alpes-Maritimes finance une école de musique pour enfants aveugles au Sénégal. Ses 20 élèves apprennent à jouer du djembé pour être employés, ultérieurement, comme musiciens professionnels, notamment à l’occasion de mariages. « Les petits bouts de chou, ils sont magnifiques », s’extasie Arroussia Paonessa, référente handicap dans le département.

Au Kosovo, un partenariat unit l’association Handikos à la région Centre-Val-de-Loire du Secours populaire. Depuis 2019, le partenariat assure la construction de serres agricoles dans la région de Vushtrri, en faveur de familles modestes dont un des membres est en situation de handicap : le paysage y est constellé de serres, qui permettent aux habitants de cultiver en toute saison. La question du handicap est centrale pour ce petit pays pauvre des Balkans. « Mon frère est né avec une malformation de la hanche et il est resté handicapé, explique Ilir Poterqoj, bénévole à Handikos depuis vingt ans. Il y a beaucoup d’enfants qui, comme lui, n’ont pas pu être pris en charge médicalement à la naissance ou durant l’enfance. (…) Et bien sûr, il y a toutes les personnes qui ont été blessées pendant la guerre et suite à celle-ci, avec les mines antipersonnel. »

« En 1999, j’avais 16 ans quand j’ai marché sur une mine. (…) J’ai perdu mon pied et une partie de ma jambe et depuis j’ai une prothèse. Je ne me suis jamais marié. Je ne peux pas travailler. »

Avdyl fait pousser des légumes grâce aux serres fournies par Handikos, le partenaire du Secours populaire au Kosovo.

La serre d’Avdyl jouxte un petit poulailler et l’étable où vit son unique vache. En 2021, « j’ai pu récolter trente plants de tomates. Ma serre nous permet, à mes parents et moi, de nous alimenter en légumes frais (…) », se réjouit ce quadragénaire, dont la démarche accuse une sévère claudication. « En 1999, j’avais 16 ans quand j’ai marché sur une mine. (…) J’ai perdu mon pied et une partie de ma jambe et depuis j’ai une prothèse. Je ne me suis jamais marié. Je ne peux pas travailler. » Non contente d’offrir de quoi manger toute l’année, l’activité maraichère d’Avdyl est aussi pour lui une source de dignité, en participant aux ressources de la famille, et d’autonomie par rapport à la minuscule assistance de l’État de 100 euros par mois.

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Parole d’expert:

« Le handicap doit être abordé par le prisme des droits humains»

Florian Aumond, université de Poitiers

Comme pour la pauvreté, la perception du handicap a été révolutionnée par son abord via le prisme des droits humains, au début des années 2000. Cette approche, explique Florian Aumond, maître de conférences en droit public à l’université de Poitiers (*), détermine que la personne humaine n’est pas caractérisée par son incapacité physique et mentale, mais par son rapport entre ces incapacités et les barrières posées par son environnement social.

Comment a évolué, ces dernières années, le regard du droit sur le rapport entre handicap et pauvreté ?

L’évolution a été notable, mais ne porte pas tant sur cette relation entre handicap et pauvreté, finalement assez peu étudiée, que sur la prise en compte parallèle par le droit de la personne humaine, à travers le handicap et de la pauvreté. La démarche dans les deux cas est celle du dépassement : dans le domaine du handicap, l’approche a été de ne plus le considérer comme une incapacité uniquement mentale ou physique ; dans celui de la pauvreté, cela a consisté à ne plus l’analyser en termes purement monétaires, économiques. Ces deux anciennes conceptions ont produit des réponses qui avaient besoin d’être, elles aussi, dépassées. Pour la pauvreté, c’était toute la production autour du droit du développement, qui portait l’espoir que le développement de tel ou tel pays aurait une incidence en retour sur les niveaux de vie ; cette conception ne portait pas directement à modifier la situation des personnes confrontées à la pauvreté. Le passage au droit au développement a certes eu pour conséquence de mieux la prendre en compte, mais toujours, comme je l’ai indiqué plus haut, essentiellement dans sa dimension économique.

Les conceptions du handicap, d’un côté, et de la pauvreté, de l’autre, sont récemment élargies et appréhendées selon le prisme des droits de la personne humaine. Après des travaux pionniers, cette voie est résolument prise au début des années 2000 et se voit consacrée par l’adoption de la Convention des Nations unies relative aux droits des personnes handicapées en 2006. L’idée est de considérer une approche sociale et sociétale de la personne humaine qui n’est pas caractérisée par son incapacité physique et mentale, mais par un rapport entre ces incapacités et un environnement qui, lui, pose des barrières. Ces obstacles entravent la pleine participation à la vie en société ainsi que la jouissance et l’exercice des droits humains. Il en va de même pour la pauvreté : en termes de droits de la personne, la personne pauvre est identifiée par les obstacles sociaux et sociétaux qui l’empêchent de jouir de ses droits, qu’ils soient économiques, sociaux, civils ou politiques.

Dans cette perspective, vous soulignez l’importance de l’adoption récente de l’expression « personnes en situation de handicap ». En quoi est-ce un « apport décisif » ?

Elle est apparue dans le contexte français surtout, à partir de discussions qui animaient le monde associatif. Cette expression illustre la recherche de l’adéquation entre l’appréhension du handicap et le discours sur la personne humaine. A travers cette conception, on n’essentialise plus la personne en l’enfermant dans ses caractéristiques, ici les incapacités, mais on prend en compte le contexte dans lequel elle évolue. Ainsi, par exemple, une personne peut être atteinte de cécité mais son incapacité s’exprime quand elle ne peut pas se diriger de manière autonome, par exemple. Dans cette articulation, il y a le refus de réduire une personne à quelques caractéristiques. Plus généralement, des incapacités physiques, bien que réelles, ne se révèlent pas de la même manière en fonction des contextes ; certains représenteront plus d’obstacles que d’autres. Pour la conception par le droit de la pauvreté, l’orientation a été la même. C’est ainsi que certains associatifs et certains juristes parlent désormais de « personnes en situation de pauvreté », refusant par là même de les définir uniquement par la situation dans laquelle elles se trouvent à un moment de leur histoire.

Cette mise en tension entre les personnes et leur environnement marque l’apparition dans le discours de l’autre terme : le contexte, la société, dans lequel évoluent les personnes porteuses d’un handicap ou confrontées à la pauvreté. Y voyez-vous également une interrogation qui porte n’ont plus sur les personnes en question mais sur l’ensemble de la société ?

Ce déplacement dans la définition du handicap a une autre conséquence : elle modifie le regard et nous permet de constater que nous avons tous des limites et que nous ne nous résumons pas à cela. L’autre aspect de cette expression – « personnes en situation de handicap » — est qu’elle capabilise : quand le handicap n’est vu qu’à travers la conception médicale, elle appréhende la personne concernée uniquement en tant qu’« objet passif », destinataire de l’aide, de la charité ; mais les personnes avec handicap, ou pauvres, ne se réduisent pas à ces caractéristiques ; elles ne sont donc plus désormais considérées comme objets de dispositifs qui leur sont extérieurs, mais sont pleinement perçues comme des sujets de droits. C’est d’ailleurs pour cela qu’en 2006 la Convention des Nations unies a stipulé un droit de participation à l’élaboration de toutes les politiques qui les concernent. En accord avec ce principe, c’est d’ailleurs la première convention internationale à avoir accueilli en nombre des associations de personnes en situation de handicap dans les débats. 

Le mouvement international Handicap, qui est né dans les années 1980 aux États-Unis pour porter leurs voix et leurs expériences, a repris le slogan de Gandhi : « Si vous parlez de nous sans nous, vous parlez contre nous. » Cette conception inclusive ne va cependant pas sans poser des questions, notamment pour les personnes qui ont des incapacités mentales. Mais ce qui prime ici est la reconnaissance d’une capacité juridique universelle : toute personne doit être appréhendée non comme un objet de dispositifs, mais comme un sujet à part entière. Dans ce cas, ce principe est plus compliqué à faire admettre par les autorités en France car elles y voient une contradiction avec le régime de tutelle. A la différence de la France, l’ONU prône de passer d’une « décision substitutive », prise par l’autorité de la tutelle, donc à la place de la personne concernée, à une « décision assistée ». Cette dernière prévoit une participation à la prise de décision, car toute personne est présumée capable, à charge pour la société de mettre tout en œuvre pour qu’elle puisse s’exprimer.

La Conventions des Nations unies marque un tournant. Cependant, vous faites remarquer que certaines régions du monde ont joué un rôle de pionnier en la matière et il ne s’agit pas de l’Europe. Pouvez-vous nous expliquer cela ?

La Déclaration universelle des droits de l’Homme, adoptée en 1948, n’évoque pas la situation des personnes en situation de handicap, alors même que sa rédaction a été supervisée par Eleanor Roosevelt, la veuve de Franklin Delano Roosevelt, qui a souffert d’une paralysie progressive des membres inférieurs. En revanche, la Convention interaméricaine pour l’élimination de toutes les formes de discrimination contre les personnes handicapées, adoptée en 1999, avait anticipé la Convention des Nations unies, ainsi que la définition adoptée par l’Organisation mondiale de la santé – définissant le handicap non plus comme logé chez les personnes ayant des incapacités, mais en faisant un lien être ces dernières et « un environnement social ». La Convention interaméricaine participe à un attachement des Amériques, du Centre et du Sud, aux droits de la personne humaine beaucoup plus avancés que chez nous, contrairement à ce que pourrait laisser croire un regard eurocentré.

Les Amériques ont deux juridictions statuant sur les droits, la Cour interaméricaine des droits humains et la Commission interaméricaine des droits humains. Elles puisent abondamment à l’extérieur du continent pour se hisser au niveau des meilleures pratiques. Par comparaison, l’Europe apparait très fermée. Nous gagnerions donc beaucoup à nous déporter du regard eurocentré, selon lequel nous n’aurions rien à apprendre puisque nous aurions inventé les droits de la personne humaine. Il y a, au contraire, beaucoup de choses qui se font en Amérique latine et en Afrique. Ainsi la Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples a consacré, dès 1981, le droit de l’environnement. C’est une œuvre pionnière en la matière. Le développement de la réflexion sur ces deux continents fait que même la pauvreté est davantage prise en considération en termes de droits de la personne humaine qu’en Europe.

(*) Florian Aumond a dirigé le Colloque Handicap, pauvreté et droit(s), en 2020.