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Kosovo : à Vushtrri, la solidarité se cultive sous serre

Mis à jour le par Pierre Lemarchand
Nezir, dans la serre qu’il cultive avec son fils handicapé Nehat – Village de Dumnicë, Kosovo, février 2022. ©Jean-Marie Rayapen/SPF

Depuis la guerre qui a meurtri le Kosovo en 1998 et 1999, le Secours populaire soutient la population grâce aux liens tissés avec des partenaires locaux. Cela fait trois ans qu’en partenariat avec l’association Handikos, la région Centre-Val-de-Loire du SPF impulse un programme de construction de serres agricoles dans la région de Vushtrri, en faveur de familles modestes dont un des membres est en situation de handicap. Un programme qui met en son coeur la sécurité alimentaire autant que la dignité. Reportage.

Isak Hyseni, le président et fondateur de Handikos à Vushtrri, part dans un grand rire. Sa main gauche le fait particulièrement souffrir aujourd’hui et l’homme ne sait plus comment soulager la douleur. Ilir, un des bénévoles de l’association, vient de lui proposer de passer chez lui car il a une bonne hache. S’il lui tranchait cette main une bonne fois pour toutes, Isak serait enfin tranquille : voici ce qui provoque son hilarité. Humour kosovar ? Peut-être, mais assurément le signe d’une complicité fraternelle entre deux hommes qui conjuguent leurs efforts, partagent un idéal et refusent farouchement tout apitoiement. Isak Hyseni, hémiplégique depuis l’âge de 4 ans suite à une terrible fièvre, a fondé dans sa ville natale Vushtrri, en 1994, l’antenne locale d’Handikos, association implantée dans de nombreuses villes du Kosovo. Autour du centre d’accueil qui prodigue aux enfants handicapés soins, médicaments et matériel sanitaire, Isak et son équipe développent de nombreux projets pour accompagner les personnes en situation de handicap de la région de Vushtrri.

Vushtrri s’implante dans la plaine kosovare cernée, telle un cirque, par d’amples massifs montagneux qui en soulignent la douceur des courbes. Les villages tout autour, Samadrexhë, Dumnicë ou Doberlluk, témoignent d’un pays encore très rural. La campagne verdoyante du Kosovo, petit pays de 10 000 km2 niché au cœur des Balkans, est griffée de lignes pâles : celles, verticales, des minarets et celles, horizontales, des serres agricoles. Pour nombre de foyers modestes, ces dernières sont l’assurance de pouvoir se nourrir de légumes et fruits frais en toute autonomie, en déjouant les pièges d’un climat rigoureux. Aujourd’hui, en compagnie d’Ilir, Isak a prévu de rendre visite à plusieurs familles qui ont bénéficié chacune de l’implantation d’une telle serre sur leur terrain, grâce au soutien de la région Centre-Val-de-Loire du Secours populaire. Elles sont vingt en tout et dans chacune de ces familles vit une personne qui souffre d’un handicap.

Jus de pomme, thé et saumure

Mexhit prend Isak dans ses bras et, entre deux bouffées de cigarette, le remercie de sa visite. La discussion se poursuit dans la serre, à l’abri du froid piquant et des derniers flocons qui virevoltent dans le ciel bleuissant de Samadrexhë, à présent que le souvenir de la tempête qui a soufflé toute la nuit s’estompe. Près de lui, son fils Endrit sourit timidement, sa main invalide reposant dans la poche de son pantalon de survêtement. Les deux hommes parcourent fièrement du regard les longues lignes vertes qui occupent le terrain enserré. « Dans une semaine ou deux, nos épinards seront prêts. Nous les avons plantés il y a un mois seulement ! », s’exclame Mexhit. « Avec la serre que vous nous avez offerte, nous pouvons avoir des légumes frais plus tôt et les récoltes donnent pendant plus longtemps. Après, je planterai des salades, des tomates, des concombres et des poivrons. Je vais aussi donner une partie de ma culture aux enfants de mon frère, qui est décédé. » Le septuagénaire confie alors que ces récoltes sont des trésors : Endrit ne peut pas travailler en raison de son handicap. Quant à lui, malgré une vie laborieuse passée dans les fabriques de la région, il ne bénéficie que d’une maigre pension de retraite d’une centaine d’euros. Dans les phrases de l’homme s’invitent ici et là quelques mots de français, souvenirs d’un temps passé, au mitan des années 70, dans une usine de Mulhouse. La discussion s’achève autour d’un jus que le vieil homme tire des pommes de son petit verger et qu’il sert dans des verres ouvragés disposés sur un plateau de fer.

Kosovo : A Vushtrri, la solidarité se cultive sous serre
Mexhit et son fils Endrit – Village de Samadrexhë, Kosovo, février 2022. ©Jean-Marie Rayapen/SPF

C’est avec un thé brûlant, versé d’un samovar, que Fazli accueille quant à lui Isak et Ilir. Son fils de 10 ans, Ensar, dépose sur la table une assiette emplie des légumes cultivés par son père dans la serre et conservés dans une saumure. Les couleurs délavées d’un demi-chou, de quelques tomates et d’un poivron se détachent de l’émail. « Nous mettons aussi les carottes, les concombres et les cornichons en bocal avec ma femme ; nous avons des légumes tous les jours de l’année, sans exception ! », éclaire le père de famille. Dans la maison qu’il a construite de ses mains vivent sa femme Saxhide, ses deux enfants ainsi que sa sœur, Gezime, handicapée suite à une paralysie cérébrale. « Nous lavons les légumes, les plongeons dans de l’eau tiède avec du sel et du vinaigre, continue Fazli. On ajoute du persil pour améliorer le goût ! Je n’achète presque rien en ville. Saxhide fait le pain et moi, je cultive les légumes de la serre, nos poules pondent de beaux œufs. » Cet agriculteur possède une deuxième serre, une vache et un veau ainsi que 6 hectares de terrain où il cultive du blé et du maïs. C’est l’hiver, aussi le tracteur repose, tranquille, dans un petit hangar attenant à la maison. Fazli et sa famille vivent, pour l’heure, sur leurs économies : « En plus de la production pour nourrir ma famille, et après en avoir offert à mes voisins, j’ai pu vendre l’année dernière pour 600 euros de légumes au marché », se réjouit-il.

Des légumes pour cultiver la dignité

La serre d’Avdyl jouxte un petit poulailler et l’étable où vit son unique vache. Sur le mur de pierre de celle-ci sèchent, accrochés à de gros clous, des bouquets de poivrons. C’est grâce à sa serre que ce quadragénaire peut cultiver des légumes en bonne quantité. « L’année dernière, j’ai pu récolter trente plants de tomates. Ma serre nous permet, à mes parents et moi, de nous alimenter en légumes frais et je suis content de pouvoir en donner aussi à mon frère qui habite la maison voisine. J’en offre aussi à mes voisins : des tomates, mais aussi des concombres, des épinards et quelques salades. » Avdyl, tandis qu’il se déplace pour pointer du doigt les maisons de la vallée, accuse une sévère claudication. « En 1999, j’avais 16 ans quand j’ai marché sur une mine. C’était encore la guerre alors. J’ai perdu mon pied et une partie de ma jambe et depuis j’ai une prothèse. Je ne me suis jamais marié. Je ne peux pas travailler. La petite retraite de mon père qui était ouvrier constitue nos seuls revenus. »

L’opportunité, par le fruit de son travail agricole, de participer aux ressources de la famille, est inestimable : offrant de quoi se nourrir toute l’année, les légumes d’Avdyl sont aussi source de dignité et la possibilité de ne pas vivre que de l’assistance de l’État – en l’occurrence, une allocation mensuelle de 100 euros. « J’ai eu cette serre il y a deux ans, témoigne Avdyl. Avant, j’en avais une que j’avais fabriquée moi-même avec du bois que je ramassais dans la forêt à côté. Mais ma maison est située en hauteur et est exposée au vent. Quand il y avait des tempêtes, les armatures en bois se brisaient. Cette serre est solide, elle ne bouge pas ! Et elle est bien plus grande. »

Kosovo : A Vushtrri, la solidarité se cultive sous serre
Isak, directeur d’Handikos à Vushtrri, en compagnie de Nezir, devant sa serre – Dumnicë, février 2022. ©Jean-Marie Rayapen/SPF

Cette dernière tempête, qui a soufflé sur Dumnicë, Nezir s’en souvient bien : « C’était l’an passé, au mois d’août, des rafales terribles. Toutes nos cultures ont été dévastées, sauf ce que nous cultivons dans nos serres ». A soixante-dix ans passés, l’homme continue de travailler la terre : « c’est ce que j’ai fait toute ma vie ! » De ses neuf enfants, seul un fils est resté près de sa femme et lui. « Nehat a eu le pied amputé quand il avait douze ans. Aujourd’hui, c’est un homme. Il ne peut pas courir mais vous savez, il travaille beaucoup. Il passe son temps dans sa serre, qu’il cultive avec son motoculteur. On travaille ensemble, je l’aide mais il fait beaucoup. » Nezir, alors, balaie de la main les rangs d’oignon savamment entretenus, les carrés de terre grasse fraîchement retournée et, dans ses yeux, se mêlent tendresse et fierté.

Des récoltes partagées

« Hysni travaille tout l’été dans sa serre. Il y passe un temps fou : c’est tellement important pour lui. C’est bon pour son moral, il se sent utile et cela lui permet de rester un homme actif. Et quand il fatigue, quand sa jambe ne le porte plus, que son bras est trop fatigué, je l’aide. » Ces mots, Kimete, la maman d’Hysni, les confie tandis que la silhouette abîmée de son fils approche au loin. Dans ses yeux de mère montent la même tendresse, la même fierté que dans ceux de Nezir, qui habite à quelque pâtés de maisons. Avant d’être frappé par un cancer, dont il réchappa mais qui paralysa son côté gauche, Hysni travaillait dans une entreprise de mobilier de la région. Depuis, ce jeune père de famille réapprend à vivre. Son vieux voisin témoigne : « Hysni s’occupe très bien de sa serre vous savez. Il rentabilise l’espace : il arrive à faire pousser des légumes sur 6 rangées de 20 plants chacune. L’année dernière, ses poivrons étaient très beaux. » L’homme, d’un geste de la main, nous montre que les pieds en avaient poussé jusqu’à son ventre. « Quand Hysni a commencé de cultiver sa serre, je l’ai aidé, je lui ai donné des conseils, j’ai partagé mon expérience avec lui. Et aujourd’hui, il partage sa récolte avec moi ! »

Kosovo : A Vushtrri, la solidarité se cultive sous serre
Les enfants d’Hysni devant sa maison qui ouvre sur la plaine du Kosovo – Village de Dumnicë, février 2022. ©Jean-Marie Rayapen/SPF

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