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Zahra, libanaise : « C’était ma douce vie, et cette vie est finie. »

Mis à jour le par Pierre Lemarchand
Zahra Ahmad Jamaa, le 4 mai 2023, sur le palier de son appartement, dans la vieille ville de Saïda au Liban. ©Hisham Kamal / SPF

Au mois de mai 2023, nous rencontrons Zahra Ahmad Jamaa, une habitante de Saïda. Elle est soutenue, depuis que la crise frappe durement le Liban, par DPNA, l’association partenaire du Secours populaire dans le pays. Zahra cuisine jour et nuit pour pourvoir aux besoins de sa famille. Elle travaille dur et tente de garder espoir. À travers l’expérience de Zahra, c’est l’importance de la solidarité et le quotidien de tout un peuple qui s’exprime.

Zahra, de ses doigts, souligne les cernes qui ombrent et creusent ses yeux. Un sourire se dessine sur son visage épuisé. Elle a travaillé toute la nuit ; Zahra de toute façon dort peu et travaille sans discontinuer. Nous la rencontrons chez elle, dans le salon de son petit appartement situé dans la vieille ville de Saïda, dans le quartier populaire d’El Mselkhiyi –  “les abattoirs”. « Hier, on m’a passé une commande de feuilles de vigne alors je les ai cuisinées toute la nuit. Chaque jour, je fais des choses différentes, en fonction des demandes. Mais je prépare toujours du “zaatar manakish”, car on m’en demande tout le temps. » Ce qu’évoque Zahra, ce sont les galettes libanaises, semblables à de petites pizzas blanches et cuites avec un mélange d’huile d’olive et d’épices zaatar. Une tradition au Liban. Leur parfum, à chaque mouvement de main de Zahra, semble se répandre en effluves dans l’espace réduit de la pièce. « Je cuisine des mets à emporter. Toutes sortes de confitures, ainsi que des conserves de fruits et de légumes, des sirops et des jus, des vinaigres, des pains… » énumère-t-elle. Les journées de Zahra sont longues et ne connaissent ni repos ni congé. « J’ouvre ma boutique du début de l’après-midi jusqu’à minuit. Le matin tôt, je cuisine, je prépare les commandes et les produits courants », résume-t-elle.

« Ce que je gagne, je le dépense aussitôt ; une fois les factures payées, il ne me reste rien. »

Dans un Liban ravagé par la crise économique, la pauvreté et le chômage de masse, une inflation monstre et la dévaluation historique de la livre libanaise, son travail est pour Zahra son bien le plus précieux. « Depuis trois ans, tout est devenu si difficile. » Sur ses lèvres comme sur celles de toute la population libanaise, le mot “crise” revient sans cesse et, avec lui, ce sentiment immense de désolation et d’incompréhension. Comment a-t-on pu en arriver là ? « Je n’ai malheureusement plus beaucoup d’espoir pour mon pays. Le peuple s’est fait voler son avenir. Je ne comprends pas ce qui se passe à vrai dire ; peut-être que toi, tu comprends mieux que moi ? » Que comprendre en effet à de tels chiffres insensés ? Fin mars 2023, Les Échos pointaient une inflation annuelle de 190 % et une augmentation du prix des denrées alimentaires de 260 %, dues en grande partie à une dépréciation de la monnaie libanaise de plus de 98 % par rapport au dollar. « Ce que je gagne, je le dépense aussitôt ; une fois les factures payées, il ne me reste rien », confie Zahra. Son mari, peintre en bâtiment, ne peut plus exercer depuis qu’il est tombé d’un échafaudage et s’est brisé l’épaule. Ses garçons, qui avaient des emplois de vendeurs dans le prêt-à-porter, sont au chômage depuis les confinements liés à la pandémie de coronavirus. C’est elle seule qui, à présent, subvient aux besoins de ses trois garçons, ses trois filles et son époux.

« Heureusement que j’ai rencontré les volontaires de DPNA. Je ne sais pas ce que nous serions devenus, sinon. »

« Heureusement que j’ai rencontré les volontaires de DPNA. Je ne sais pas ce que nous serions devenus, sinon », poursuit Zahra. DPNA (Association pour le développement des humains et de la nature) est le partenaire du Secours populaire au Liban. Dans un pays où l’État, impuissant, a démissionné, le seul progrès possible réside en l’action des organisations non gouvernementales ; DPNA est l’une des plus importantes d’entre elles. De l’aide d’urgence aux programmes de développement, ses jeunes volontaires sont sur tous les fronts. Zahra se souvient de sa rencontre avec eux. C’était il y a cinq ans : son mari vient d’avoir son accident, la crise commence de faire sombrer son pays, aussi Zahra décide-t-elle de monter son commerce. Elle loue une petite pièce située sous son appartement et y développe une activité de traiteur. « Mon échoppe ne faisait que deux mètres de profondeur et je n’avais qu’un petit “saj” [petit four traditionnel en forme de dôme sur lequel on cuit le pain oriental – ndlr], se souvient-elle. Une équipe de volontaires est venue me voir et m’a proposé de l’aide. Ils m’ont fourni un réfrigérateur, un saj plus grand, divers ustensiles de cuisine. Nous avons agrandi la pièce, repeint le plafond et les murs, posé sur le sol un beau carrelage. Nous avons même fait une petite terrasse avec quelques tables et chaises. » Les travaux ont été réalisés par des habitants pauvres du quartier, que DPNA a rémunérés dans le cadre d’un de ses nombreux programmes de “cash for work”. « Avant, ma production était très limitée. À présent, je peux cuisiner plus et donc vendre plus. J’ai augmenté la quantité de mes produits mais aussi leur qualité ! » Dans la foulée, Zahra a pu suivre, grâce à DPNA toujours, des formations en gestion et communication.

« Je suis fière de mon travail, fière de moi. »

Depuis que DPNA lui a donné les moyens de développer son activité, elle a pris confiance en elle : « Je suis une bonne cuisinière ! Je suis fière de mon travail, fière de moi », sourit-elle. Tout le monde s’accorde pour le dire dans le quartier : Zahra a de l’or dans les mains. C’est ce que l’on se dit à chaque gorgée du thé qu’elle nous a offert en guise de bienvenue. Si elle reçoit le compliment avec plaisir, elle ne révélera pas le secret du mélange qu’elle a confectionné pour l’infuser. Son amour de la cuisine, elle l’a développé enfant. « Quand j’étais dans mon village, j’étais curieuse et j’ai appris des grands-mères leurs recettes. D’elles, j’ai aussi appris le tissage. » Le village où elle est née est tout près de Nabatieh, au cœur de “Jabal Amel”, le Sud-Liban. « J’ai eu une enfance très heureuse. J’ai grandi en pleine nature, il n’y avait pas beaucoup de maisons, je me sentais libre », commente Zahra. Mais le poids du présent et les brumes d’un avenir trop incertain semblent occuper tout son esprit. Zahra a du mal à revenir vers l’enfance, en ces temps où le Liban était prospère et sa vie légère : se souvenir des temps heureux – « C’était ma douce vie, et cette vie est finie. » –, cela aussi semble devenu impossible… C’est au début des années 80 que Zahra s’installe à Saïda, la ville de l’homme qu’elle vient d’épouser. « Au début, je me suis surtout occupée de mes enfants, cela me prenait tout mon temps. Je me suis tout de suite sentie bien à Saïda. Les gens étaient bienveillants. Je ne me suis jamais sentie comme une étrangère ! J’ai toujours été heureuse à Saïda, jusqu’à ces trois dernières années. »

« Le Liban est un beau pays. Il faut essayer de ne pas l’oublier. »

La crise, une fois encore, ramène au présent, empêche la dérive des souvenirs. Rappelle Zahra aux difficultés qu’elle partage avec tout son peuple. Les chiffres insensés et les équations insolubles s’invitent inéluctablement dans toute conversation. « Il y a quelques jours, je n’ai pas pu honorer une commande parce que je n’avais pas les moyens d’acheter les matières premières. Les grossistes, auprès desquels je trouve ma farine, mon huile, mon fromage, me faisaient crédit auparavant. Mais depuis un an, c’est fini. Il faut payer en dollar et comptant. » Comme tous les Libanais, Zahra convertit à l’infini dans son esprit les livres en dollars : « Un sac de farine coûtait auparavant 70 000 livres. À présent, il coûte 60 dollars, ça équivaut à 6 millions de livres. Comment faire ? » Parfois, on ne peut pas. Depuis les explosions du port de Beyrouth qui ont signé le début de la descente aux enfers du pays, le Secours populaire et DPNA œuvrent main dans la main pour soutenir des milliers de familles libanaises en situation de pauvreté, notamment à travers une aide matérielle (en nourriture et produits d’hygiène) ; la famille de Zahra en a bénéficié. « Si je dois être honnête, il n’y a plus aucune joie dans mon existence aujourd’hui, lâche Zahra. Je suis néanmoins contente quand il y a du travail. Car on me félicite pour ma cuisine et cela me fait plaisir, et surtout cela permet à ma famille de vivre. »

Dans un tel contexte, où se niche l’espoir ? « Tout ce que j’espère aujourd’hui, ce serait que je puisse gagner un peu plus d’argent pour en laisser à mes enfants et faire à nouveau ce que la vie nous interdit de faire, songe Zahra. Avant la crise, nous pouvions nous promener, nous offrir des petits plaisirs, comme un repas en famille dans un restaurant. » Ce qu’il reste à Zahra, nous dit-elle, et qu’il lui importe de conserver coûte que coûte, c’est sa dignité, la fierté qu’elle retire de son travail. Ainsi que la solidarité. « Avant, je me sentais seule face à mes difficultés. Depuis que DPNA m’aide, je sais que je ne suis plus seule. Et je me dis, malgré tout, que la vie est belle. Que penser d’autre ? Les gens continuent de s’entraider. Le Liban est un beau pays. Il faut essayer de ne pas l’oublier. »

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