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Salma, avoir 10 ans aujourd’hui à Gaza

Mis à jour le par Pierre Lemarchand
Salma, 10 ans, dans la ville de Gaza où elle vit, en février 2025. ©DR
Salma, 10 ans, dans la ville de Gaza où elle vit, en février 2025. ©DR

Salma, 10 ans, vit à Gaza. Elle est l’enfant de Ahmed, un des médecins de l’association partenaire du Secours populaire en Palestine, PMRS. Elle se confie sur son quotidien, qui a basculé depuis les attentats meurtriers du 7-Octobre et la riposte qui s'ensuivit, condamnant un peu plus tout espoir de paix. Elle pose, sur la guerre qui ravage son pays, un regard à hauteur d’enfant.

« Je rêve de vivre une vie paisible, de grandir dans un pays sans guerre, où je n’aurais plus peur, où il n’y aurait plus de morts. » Ces mots, Salma les confie le 17 mars 2025 à 20h, soit quelques heures avant que le feu ne s’abatte à nouveau sur la bande de Gaza, après deux mois à peine d’une trêve fragile. Ce sont plus de 400 Palestiniens qui ont succombé le 18 mars dès 1h du matin sous les bombes, dont 130 enfants. Depuis le 7 octobre 2023, et la guerre qui oppose Israël au Hamas, ce sont quelque 15 000 enfants palestiniens qui ont été tués et 25 000 autres blessés, les portant au rang de premières victimes du conflit*. Le partenaire palestinien du Secours populaire, PMRS (le Secours médical palestinien), alerte sur la condition dramatique de ceux-ci : blessures et amputations, infections respiratoires, maladies de peau, malnutrition, dépression et traumatismes sont leur terrible lot. En 2024, ce sont environ 500 000 enfants que les équipes de PMRS, redéployées sur tout le territoire de Gaza en dispensaires et équipes mobiles, ont pu aider sur le plan sanitaire, psychologique mais aussi via des kits d’hygiène, des colis alimentaires (notamment des biscuits à haute valeur énergétique pour lutter contre la famine) et plus de 40 000 boîtes de lait pour nourrisson. Las, « nos enfants ont perdu leur enfance », lâche Ahmed, pneumologue au sein de PMRS, et père de Salma.

« Ma chambre a été détruite par une roquette. »

Au cœur des ruines, la vie continue néanmoins, l’enfance résiste et s’accroche. Salma est une enfant comme tous les autres enfants du monde, emplie de rêves et gonflée d’espoir. Une petite fille qui aime « regarder des séries égyptiennes à la télé et qu’on lui fasse des surprises », se régaler d’un « sandwich au poulet avec du fromage fondu », caresser les chats « car ils sont si mignons » et poster des chorégraphies sur son compte TikTok ; qui est triste quand ses parents la disputent ou quand elle a mal au ventre. Qui danse et chante à tue-tête sur sa chanson préférée, « Habitha Ya Nas » du chanteur égyptien Tamer – « ça me rend heureuse ! ». Si les rituels qui entament et terminent ses journées demeurent inchangés – « La première chose que je fais le matin est ma “prière de l’aube” (Salat Fajr) et la dernière chose avant d’aller me coucher, c’est embrasser mes parents » –, ils ceignent des journées dont chaque minute porte les stigmates de la guerre et se font l’écho du chaos. Des journées passées à trouver de quoi survivre, de la nourriture et de l’eau, du bois pour cuisiner. Chaque jour, la petite fille tient à aider ses parents et a fait sienne la mission de porter la bonbonne de trois litres d’eau quotidienne jusqu’à l’appartement familial. « L’endroit que je préfère dans mon appartement, c’est ma chambre mais elle a été détruite par une roquette [en janvier 2024], à cause de la folie de la guerre, explique Salma. Avec ma chambre, j’ai perdu tous mes jouets, que j’adorais. A présent, je dors dans mon lit, dans un couloir. »

Salma et ses parents ne sont jamais partis de leur appartement, situé au nord de la bande, dans la ville de Gaza. Ahmed a tenu à rester pour assurer son travail au sein de PMRS, pour soigner les populations qui restaient malgré l’exode massif vers le sud. Parce que sa femme et lui avaient le pressentiment qu’aucun endroit ne serait plus jamais sûr à Gaza. Malgré les pénuries en eau et en nourriture, les roquettes et les missiles qui rayaient le ciel à longueur de journée, malgré la course aux abris et l’assourdissant bruit des F-16 et des bombes devenues la bande-son de leur quotidien. Malgré cette nuit terrible de décembre 2023 où les tanks semblaient tirer au hasard et où l’appartement entier trembla une première fois. Malgré une nouvelle attaque le mois suivant, en janvier, qui emporta la chambre de Salma – et tous les souvenirs de sa courte vie. « Je n’étais pas à la maison quand la roquette est tombée. Nous nous étions réfugiés avec papa et maman chez des membres de ma famille dans un autre quartier de Gaza, se souvient Salma. C’est là-bas que j’ai appris la mauvaise nouvelle. Ça m’a rendue très triste et j’ai pleuré. Pour me consoler, mon père m’a offert des bonbons. Je sais qu’il les a achetés très chers, et c’étaient mes premières friandises depuis le début de la guerre. »

« J’étudie en ligne, mais je préfèrerais aller en classe, avec un vrai professeur. »

Ce n’est pas sa chambre qui manque le plus à Salma, mais c’est l’école, tient-elle à préciser. Celle-ci fut détruite deux mois plus tard, en mars 2024, lors de l’invasion de la zone sud-ouest de la ville de Gaza par l’armée. « Depuis, j’étudie en ligne, mais je préfèrerais aller en classe, avec un vrai professeur, témoigne la petite fille, qui a achevé son année de CM1 à distance. Ça a été difficile, notamment en raison des coupures d’Internet et d’électricité et des alertes à la bombe qui m’obligeaient à partir de la maison. Mais j’ai insisté, je voulais continuer à apprendre. Et j’ai eu mon année et j’étais vraiment fière, car j’ai étudié très dur pour y arriver. Maintenant, je suis en CM2 ! » Salma se ravise : non, ce qui lui manque plus que tout, ce sont ses amies. Ses trois meilleures amies : Dana, Sama et Raghda. Les deux dernières ont fui Gaza au début de la guerre pour se réfugier en Égypte. « Je communique avec elles tout le temps, avec Messenger ou Snapchat. Nous nous racontons nos souvenirs d’école et ce que nous faisons dans la journée, raconte Salma. Chaque matin, quand la connexion le permet, nous faisons une petite visio car elles veulent s’assurer que je suis toujours vivante. » Elles se sont même inventé un jeu : une crée une série d’émojis au sein de laquelle les deux autres doivent déceler l’intrus. « Ma troisième amie, Dana, habite à Gaza mais loin de chez moi et comme c’est très difficile de se déplacer, on ne se voit plus beaucoup. Mais quand on se voit, on joue et on se fait des câlins. »

Salma, quand elle évoque la guerre, lui accole toujours un qualificatif, comme si ce mot, monstrueux, ne saurait être énoncé seul, à la fois terrifiant et incompréhensible. Comme s’il fallait toujours en rappeler le caractère insensé : « la folie de la guerre », « cette guerre horrible ». Avant et après le 7-Octobre : ainsi s’articule la vie de la petite fille, désignant comme le pire de sa vie le jour « où la guerre a commencé ». « A cause de la violence des bombardements, continue-t-elle, mon grand-père est tombé très malade et a été emmené à l’hôpital. Nous avons été très choqués et tristes lorsqu’on nous a annoncé qu’il était décédé. » Salma aura eu le temps de fêter son dixième anniversaire en sa compagnie, le 30 octobre 2024, le meilleur de ses nombreux souvenirs avec lui, confie-t-elle. D’avant, Salma se souvient des journées baignées de soleil passées sur les plages de la Méditerranée. « Mon endroit préféré à Gaza, c’est le bord de mer, en particulier la plage en face du Roots Café, détaille-t-elle. L’air y est pur et, en plus, c’est là qu’est la maison de mon grand-père. Quand je vais là-bas, je me baigne et je prends des photos. » Salma aime se remémorer le « plus beau jour de sa vie », quand elle a passé quelques jours de vacances en Égypte avec ses parents, visité la citadelle et la cité sous-marine, profité d’une séance de cinéma, vécu des sensations fortes au parc d’attractions. Et nagé dans la mer bien sûr car « me baigner, je crois que c’est ma passion ». Si le quartier balnéaire et animé d’Al-Rimal est aujourd’hui détruit, que son grand-père a disparu, rien ni personne ne pourra lui ôter ses souvenirs.

« Même dans les ténèbres on peut trouver de la lumière et de l’espoir. »

Ainsi, s’il s’est évanoui dans les ruines de sa chambre, Salma se souvient de son livre préféré, La Petite lanterne de l’écrivain palestinien Ghassan Kanafani. « C’est un conte qu’il a écrit pour tous les enfants mais en particulier pour sa nièce, Lamis, éclaire la petite fille [tous deux périrent dans un attentat à la bombe en 1972 à Beyrouth]. » Puis, de détailler l’histoire : celle d’un roi qui lègue son royaume à sa fille à la condition que celle-ci parvienne à faire entrer le soleil dans le château. La princesse tente de se saisir de l’astre de bien des manières, en vain. Jusqu’à ce qu’elle appelle tous les hommes du royaume à venir au château munis d’une lanterne : l’addition de toutes ces petites lueurs font apparaître un immense soleil. Cette histoire, qui célèbre la solidarité et le rapprochement entre les peuples, est chère au cœur de la petite Salma. Elle l’aime surtout, ajoute-t-elle, « car elle raconte que même dans les ténèbres on peut trouver de la lumière et de l’espoir. » Aux dernières nouvelles que nous avons reçues d’elle, malgré la peur qui l’étreint à nouveau, Salma va bien. Nous pensons à elle, comme à tous les enfants de Gaza.


* Source : Unicef