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Letti Hailu : « Il n’y a qu’une humanité »

Mis à jour le par Pierre Lemarchand
Letti Hailu, directrice de l'association éthiopienne FSA. ©Jean-Marie Rayapen/SPF

Letti Hailu est la directrice de Family Service Association (FSA), le partenaire du Secours populaire en Éthiopie. Elle évoque lors de cet entretien les quatre projets qui nous lient en cette rentrée 2023. Tout d’abord, deux projets d’aide d’urgence, pour les familles déplacées et réfugiées des guerres du Tigré et du Soudan. Ensuite, deux programmes d’activités génératrices de revenus pour les femmes éthiopiennes, le cœur de cible de FSA.

La dernière fois que nous nous entretenions pour Convergence, au printemps 2021, votre association FSA initiait un programme d’aide alimentaire d’urgence pour les victimes de la guerre au Tigré. Comment s’est passé ce programme ?

Ce programme s’est déroulé dans le district d’Irob, dans le nord du Tigré, à la frontière érythréenne. C’est une terre aride, où il est difficile de cultiver et qui avait été très impactée il y a vingt-cinq ans par la guerre entre l’Éthiopie et l’Érythrée. Je connais bien cette région car j’y suis née et y ai grandi. Durant la guerre du Tigré, elle a à nouveau été le théâtre de terribles violences. Nous y avons acheminé, au début du conflit, des produits alimentaires dans plusieurs villages isolés et avons pu soutenir 800 personnes, en particulier des femmes cheffes de famille. Puis nous avons dû arrêter l’aide car la région a été totalement assiégée. Il était même devenu impossible, d’Addis-Abeba où est basée FSA, de communiquer avec nos correspondants sur place. Quand la guerre a pris fin à l’automne 2022, nous avons découvert que beaucoup d’habitants avaient été tués – dont des membres de ma propre famille. De nombreuses personnes sont portées disparues, et c’est le cas pour certains bénévoles de FSA. La région demeure très dangereuse et les soldats érythréens n’en sont pas partis ; c’est un no man’s land délaissé par le gouvernement éthiopien. Si les populations n’entendent plus le son des balles et des drones, cela ne veut pas dire qu’elles sont libres ; elles ne sont en tout cas pas à l’abri de la faim…

« Je regrette que les souffrances de mon peuple n’aient pas recueilli une plus grande attention, suscité une plus grande indignation. »


L’aide de FSA s’y est poursuivie, après la fin de la guerre ?

Oui, car il nous restait une partie du budget de ce programme avec le Secours populaire. Nous avons agi dans la ville de Mekele où près de 185 000 personnes déplacées de guerre vivent. Pour un millier d’entre elles, une opération de soutien alimentaire vient d’être effectuée. Outre l’insécurité alimentaire, de nombreux établissements de santé et d’écoles ont été détruits. On estime que plus de 5 millions de personnes ont besoin d’aide au Tigré. De nombreuses femmes tigréennes ont été violées, mutilées par les soldats. De nombreuses mères ont perdu des enfants. Les populations du Tigré traversent une période de deuil. En deux ans, la guerre a causé la mort de plus de 600 000 personnes… sans qu’on s’en émeuve, sans qu’on en parle beaucoup dans les médias. Il n’y a pourtant qu’une humanité et toutes les morts sont intolérables. Je regrette que les souffrances de mon peuple n’aient pas recueilli une plus grande attention, suscité une plus grande indignation. Avec le Secours populaire, maintenant que le programme d’aide alimentaire d’urgence pour les personnes déplacées est terminé, nous désirons continuer d’aider les populations. Les besoins sont immenses.


A l’Ouest du Tigré se réfugient d’autres populations : celles qui fuient la guerre qui sévit depuis le printemps 2023 au Soudan. Allez-vous pouvoir leur venir en aide ?

Oui, avec le soutien du Secours populaire, nous avons imaginé un programme d’aide d’urgence pour les Soudanais qui se sont réfugiés à Assosa, dans la région de Benshangul Gumuz. Il est mis en œuvre ces jours-ci car les routes viennent de réouvrir. A un millier de personnes, nous remettons de la nourriture, de l’eau potable, des vêtements et des abris temporaires. Des équipes médicales vont distribuer des kits d’hygiène et des médicaments de base, et proposer un soutien psychologique.


Il y a six mois a ouvert votre centre de formation et d’activités génératrices de revenus pour des femmes pauvres d’Addis-Abeba. On retrouve là le cœur de l’action de FSA : l’aide aux femmes et aux filles. Pouvez-vous en parler ?

Nous avons imaginé ce projet avec le Secours populaire il y a quatre ans ! Mais entre-temps, il y a eu la guerre au Tigré qui a tout bouleversé. J’ai dû venir me réfugier en France il y a deux ans car ma vie était en danger… Il m’a fallu quitter tout ce que je connaissais, tout ce que je possédais, tout ce à quoi je rêvais. Je n’avais jamais imaginé quitter mon pays auparavant et ça a été une grande tristesse. Repartir de zéro demande du courage, mais aussi d’avoir de l’espoir. C’est donc à distance que je coordonne ce projet, auquel je tiens beaucoup. L’idée première, c’est d’offrir aux femmes les moyens de s’autonomiser économiquement et socialement. Le centre leur permet de se former et d’acquérir de nouvelles compétences, de créer leur emploi et de s’intégrer au marché du travail. Ce sont essentiellement des activités d’agriculture urbaine : c’est un secteur en expansion et il permet aussi d’assurer la sécurité alimentaire des femmes. Ce que nous souhaitons avant tout, c’est leur redonner confiance en elles !


Qui sont ces femmes que vous accompagnez ?

En Éthiopie, tout converge vers Addis-Abeba, la capitale. Et nombreuses sont les jeunes femmes qui y viennent, de partout dans le pays, pour trouver un travail, une vie meilleure. Mais la seule activité qu’elles trouvent, ce sont des tâches de domestiques. Ce ne sont pas les métiers auxquels elles aspiraient. Et cela se passe souvent mal : elles se font abuser par le maître de maison, parfois elles tombent enceintes et se font chasser. Alors, elles décident de quitter le pays, tenter leur chance en Europe. Et ces vies meilleures auxquelles elles rêvaient deviennent des cauchemars. Elles se retrouvent aux mains de passeurs : certaines sont emmenées ailleurs que la destination qu’elles espéraient, un grand nombre se fait violer, certaines meurent en chemin. Pour celles qui parviennent à atteindre l’Europe, elles y deviennent un fardeau. Alors l’idée de ce centre, c’est de permettre à ces filles éthiopiennes de rester dans leur pays natal.


Le centre agit donc sur le champ de l’insertion économique mais aussi de l’accompagnement social, au sens large ?

Oui. Il est également ouvert pour les femmes du quartier qui viennent assister à des séances de sensibilisation sur la gestion du budget, de comment être autonome financièrement. Nous parlons de l’hygiène des enfants, de questions de santé, du planning familial. Nous y proposons aussi des cours d’alphabétisation. C’est un lieu ouvert qui peut accueillir toutes les femmes qui ont besoin de trouver un peu de confiance, d’encouragement. C’est un centre de formation bien sûr mais c’est, plus largement, un centre culturel, un lieu où les femmes peuvent se rencontrer et parler, loin des hommes.

« Parce que l’école m’a libérée, j’ai pu libérer d’autres femmes à mon tour. »


La condition des femmes est-elle particulièrement difficile en Éthiopie ?

Les femmes y sont considérées comme des citoyens de seconde classe. Nous accompagnons des femmes victimes de violences conjugales. Au centre, elles peuvent partager leurs souffrances, réaliser qu’elles ne sont pas isolées. Nous organisons des groupes de parole et un soutien psychologique. La souffrance des femmes est un problème que nous connaissons bien à FSA. L’association a tenu pendant huit ans un foyer d’hébergement temporaire pour les femmes en difficulté, victimes de violence. Nous avons vu venir de plus en plus de femmes, environ 800 chaque année. Bien trop pour une petite association comme la nôtre. Nous les aidions à faire face à leurs besoins de base mais cela ne changeait pas leur situation. Nous avons décidé alors de traiter les causes des problèmes de ces femmes – nous n’intervenions auparavant que sur les symptômes. C’est comme ça qu’est née l’idée de ce centre.

Un autre programme en direction des femmes et conduit avec le Secours populaire se déroule dans le sud du pays, près de la frontière kényane. En quoi consiste-t-il ?

Chez les populations Hamer, les filles n’ont pas la possibilité d’accéder à l’éducation car leurs familles ne veulent pas les inscrire à l’école. Dès qu’elles ont 5 ou 6 ans, elles sont promises à un futur mari en échange de richesses, notamment des animaux. Les envoyer à l’école serait ainsi une grosse perte d’argent. Nous essayons de donner aux familles une alternative en leur offrant des chèvres. Nous les remettons aux mères, et leur prodiguons aussi une formation en élevage. Nous remettons aux filles des vêtements et des chaussures, ainsi que des fournitures, pour qu’elles puissent étudier dans de bonnes conditions. A travers ce projet caprin, nous souhaitons changer les mentalités, parier sur le futur. En même temps, nous alertons sur les dégâts que cela cause aux familles de ne pas envoyer les enfants à l’école. Ceux-ci restent illettrés et pauvres. Des filles qui vont à l’école vont pouvoir trouver du travail, subvenir à leurs propres besoins mais aussi aider la famille entière.

Vous avez été vous-même à l’école. C’était donc une grande chance pour la petite fille que vous étiez ?

Oui, et cela me permet aujourd’hui d’aider les miens. Ma famille avait, certes, un cheptel de vaches ainsi que des ruches. Mais quand la terre est devenue aride et que l’herbe a disparu, leurs animaux sont morts. Moi, j’ai survécu. J’ai pu financer les études de douze membres de ma famille qui ont appris à lire et à écrire. Je les ai convaincus de l’importance de l’éducation, ai payé leurs factures quand ils n’avaient pas d’argent pour continuer leurs études. Une est ingénieure, deux sont des infirmières… Parce que l’école m’a libérée, j’ai pu libérer d’autres femmes à mon tour. Ma mère a bien voulu que j’aille à l’école ; c’est mon frère aîné qui l’a convaincue. Mes deux sœurs aînées se sont mariées très jeunes, elles n’ont pas eu ma chance. Dans mon petit village Irob, j’ai été la première fille à aller à l’université !

Qu’y avez-vous étudié ?

Le travail social et le droit des femmes. Je suis allé à Mekele, puis à Addis-Abeba, puis ai eu la chance d’aller en Zambie et au Canada pour poursuivre mes études. Je sais que l’éducation est un combat qu’il faut continuer à mener, que rien n’est acquis. C’est aussi une responsabilité : je suis porteuse d’une flamme qu’il me faut transmettre à mon tour, afin d’éclairer le plus loin possible l’avenir des femmes.