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Les déplacés du Haut-Karabagh à l’épreuve de l’hiver

Mis à jour le par Pierre Lemarchand
Pour accueillir les familles déplacées du Haut-Karabagh, l’association Winnet a transformé son centre d’artisanat en foyer d’hébergement d’urgence. Octobre 2023, Goris, Arménie.
Pour accueillir les familles déplacées du Haut-Karabagh, l’association Winnet a transformé son centre d’artisanat en foyer d’hébergement d’urgence. Octobre 2023, Goris, Arménie. ©Winnet Foundation/SPF

Anna Aleksangan est coordinatrice de programmes à la Winnet Goris Development Foundation, partenaire arménien du Secours populaire. Depuis 2020 et la seconde guerre du Haut-Karabagh, son association vient en aide aux familles déplacées. Depuis leur exode massif vers l’Arménie fin septembre 2023, l’engagement de Winnet s’est intensifié. Anna revient sur ces quatre années de solidarité et sur le programme, soutenu par le Secours populaire, qui commence ces jours-ci et vise à aider ces familles déracinées à passer le cap de l’hiver pour se reconstruire.

Pouvez-vous nous présenter, Anna, la Winnet Goris Development Foundation ?

Winnet a été créée en 2009 par un groupe de femmes pour apporter des solutions aux problèmes que rencontrent les habitantes de la région du Syunik, en particulier celles vivant dans les zones reculées et rurales, en créant un espace qui leur permet de s’exprimer, se rencontrer, être sensibilisées à leurs droits et aidées. Nous travaillons avec toutes sortes de femmes : des mères célibataires, victimes de violences conjugales, en situation de handicap ou isolées. Notre objectif est qu’elles s’émancipent économiquement et puissent subvenir aux besoins de leur famille ; qu’elles prennent la place qu’elles méritent dans la société. Nous travaillons à leur insertion professionnelle : nous les aidons à trouver un emploi, se former, fonder leur petite entreprise. Nous avons monté neuf centres de ressources où nous pouvons accueillir ces femmes et où elles peuvent échanger leurs expériences et s’entraider.

« Winnet s’est naturellement portée au-devant des femmes, enfants et familles dans la détresse de l’exil. »

La seconde guerre du Haut-Karabagh a éclaté en septembre 2020. Vous êtes alors venues en aide aux femmes et aux familles déplacées ?

Absolument. Notre association est basée dans la région du Syunik, la plus méridionale de l’Arménie, frontalière avec l’Azerbaïdjan, l’Iran et le Haut-Karabagh. L’association est située à Goris, premier point d’entrée pour la population du Haut-Karabagh. Aussi, lorsque les hostilités ont commencé en septembre 2020 et que des milliers de familles ont fui du Haut-Karabagh vers l’Arménie, Goris a été la première communauté d’accueil de ces familles. En septembre dernier, lorsque le Haut-Karabagh s’est à nouveau enflammé, entraînant cette fois le déplacement de sa population tout entière, notre ville et notre région ont à nouveau été le premier point d’entrée. Winnet s’est naturellement portée au-devant des femmes, enfants et familles dans la détresse de l’exil.

Le partenariat avec le Secours populaire se noue à ce moment-là, avec une action en direction des personnes déplacées ?

Notre partenariat a en effet commencé en 2021, d’abord avec la fédération du Rhône. L’objectif était de répondre aux conséquences de la seconde guerre du Haut-Karabagh. Lorsque le premier flux de familles déplacées est arrivé à Goris à l’automne 2020, nous leur avons fourni de la nourriture, des produits d’hygiène, des vêtements chauds. Nous avons essayé d’améliorer les conditions de vie de ces personnes hébergées dans des abris temporaires, souvent des abris collectifs ouverts en urgence dans des crèches, des centres culturels, des gymnases ou des écoles en équipant ces lieux. Nous avons également aidé les familles d’accueil en literie ou nourriture, car de nombreux habitants de Goris et des villages alentour ont accueilli des familles déplacées chez eux. Une fois l’urgence passée, nous avons accompagné les femmes dans un processus de réinsertion et c’est à ce moment que le Secours populaire nous a soutenues : nous avons mis en place des formations, accompagné des activités génératrices de revenus dans les champs de l’esthétique, la cuisine, l’artisanat. Pour les familles qui avaient été relogées dans des maisons possédant de petits jardins, nous avons proposé des formations en agriculture biologique. Elles ont ainsi pu travailler la terre et vendre une partie de leurs légumes.

« Des familles sont perdues à jamais. C’est une véritable tragédie. »

Cette guerre, qui a démarré en septembre 2020, prend un tour dramatique en décembre 2022 avec le blocus du Haut-Karabagh par l’Azerbaïdjan, puis son invasion en septembre 2023, qui suscite l’exil de tous ses habitants…

L’évacuation a véritablement commencé le 25 septembre et le 1er octobre, plus de 100 000 personnes avaient quitté le Haut-Karabagh sans rien emporter avec elles. Les populations qui avaient fui les zones de combat n’avaient même pas eu la possibilité de contacter leurs proches. Des familles sont perdues à jamais. En raison de la pénurie d’essence qui sévissait dans le pays depuis des mois, il a été impossible pour certaines de fuir les zones de conflit et on n’a aucune nouvelle d’elles depuis. Encore aujourd’hui, la Croix Rouge Internationale est à leur recherche. C’est une véritable tragédie.

Comment s’est déroulé cet exode massif des populations jusqu’à la frontière arménienne, où Winnet s’était postée pour les accueillir ?

Toutes les familles sont passées par le corridor de Latchine, qui est l’unique route reliant le Haut-Karabagh à l’Arménie. De Stepanakert, la capitale du Haut-Karabagh, jusqu’à Goris, premier point d’entrée en Arménie par le corridor, il faut habituellement deux heures en voiture. Mais pour ces familles, cela a pris entre deux et trois jours en raison du trafic. Pour celles qui n’avaient plus d’essence, le voyage s’est fait à pied. Cet exode a été meurtrier ; beaucoup sont morts avant d’arriver. Les Arméniens, et en particulier ceux qui vivent près de la frontière tels les habitants de Goris, ont tout mis en œuvre pour les accueillir. Winnet s’est entièrement mobilisée. Nous avions conscience que ces personnes allaient arriver dans un état critique – physique et psychologique. Le blocus imposé par l’Azerbaïdjan, qui durait depuis 9 mois, avait causé des premiers décès pour cause de malnutrition. Ces familles sont encore, aujourd’hui, dans un processus de récupération physique. Et sont traumatisées – adultes, enfants et personnes âgées. Je ne pense pas qu’elles réalisent vraiment ce qui s’est passé. Elles accomplissement les actes du quotidien de manière automatique – préparer un repas, inscrire son enfant à l’école, etc. – mais elles sont en état de choc.

« Winnet est déterminée à œuvrer pour que ces familles arrachées à leurs terres puissent reconstruire leurs vies, s’imaginer un avenir. »

Comment les équipes de Winnet ont aidé ces populations à leur arrivée à Goris ?

Les citoyens, les associations et les autorités de Goris et de l’État ont travaillé en concertation durant ces deux semaines où les familles ont afflué. Nous avons revécu ce qui s’était passé en 2020, mais avec une ampleur incomparable. Nous avons mis à disposition le centre d’artisanat de Winnet, qui est très spacieux, pour mettre à l’abri les familles les plus vulnérables : celles avec de jeunes mamans, des nourrissons, de jeunes enfants, des femmes enceintes ou des personnes âgées. Grâce au soutien de nos partenaires dont le Secours populaire, nous y avons installé le mobilier et la literie nécessaires. En attendant leur orientation vers des hébergements plus confortables et durables, nous leur avons offert du repos, des repas et des vêtements chauds, une présence chaleureuse, la possibilité d’une douche et d’être assisté sur le plan sanitaire. Pour les enfants, nous avons proposé des activités récréatives.

La situation a-t-elle évolué aujourd’hui, près de trois mois après ?

Il demeure difficile pour ces familles d’envisager l’avenir, car elles sont toujours dans l’attente d’un lieu stable où habiter et au cœur de démarches administratives. Toutes ne savent pas si elles pourront, ou si elles veulent, demeurer à Goris. Nombreuses sont celles qui sont toujours à la recherche de leurs proches. Tout est incertain. Le plus gros problème qui continue de se poser est l’hébergement. Il n’y a pas assez de logements disponibles dans la région. Beaucoup de familles vivent dans des familles d’accueil, dans des chambres d’hôtel voire encore dans des structures collectives. L’aide humanitaire d’urgence demeure essentielle : la nourriture, les produits d’hygiène sont une priorité. Nous allons les aider à passer l’hiver le mieux possible.

C’est justement l’objectif du programme que le Secours populaire soutient à hauteur de 50 000 €. En quoi consiste-t-il ?

Ce programme va durer quatre mois et vise à accompagner un millier de personnes à Goris et dans la ville voisine de Tatev. Il est prévu, pour les familles qui sont installées dans un hébergement, des distributions d’appareils ménagers, comme des lave-linges, des radiateurs, etc. Nous allons remettre des produits d’hygiène ainsi que des articles indispensables pour supporter les conditions hivernales : des couvertures, des draps et des oreillers. Ces articles, nous les remettrons aussi aux familles volontaires qui accueillent les personnes déplacées chez elles. Nous délivrerons des bons pour que les familles puissent s’acheter des vêtements chauds, afin de coller au plus près des besoins et respecter leur dignité. Enfin, nous avons à cœur d’équiper sept espaces, créés chacun pour accueillir une quarantaine d’enfants de ces familles déplacées, en jeux et en jouets. Nous allons aussi mettre en place un soutien psychosocial et un service d’orientation et de conseil, grâce à la mobilisation de deux travailleurs sociaux qui ont rejoint notre équipe. Plus tard, nous accompagnerons les femmes dans leur réinsertion professionnelle. C’est le cœur de l’activité de Winnet, nous avons une grande expérience en la matière et nous sommes déterminées à œuvrer pour que ces familles arrachées à leurs terres puissent, dans notre communauté, reconstruire leurs vies, s’imaginer un avenir.

La Seconde guerre du Haut Karabagh : « Ce que nous craignions tous arriva. »

Le Haut-Karabagh est une terre occupée depuis toujours par les Arméniens, mais disputée par l’Azerbaïdjan depuis la fin des années 80. Une première guerre s’est terminée par la création de la République du Haut-Karabagh en 1991. En septembre 2020, la situation s’est à nouveau tendue et une deuxième guerre a éclaté. C’est alors que les premières familles ont fui leurs terres pour venir se réfugier en Arménie. Le 12 décembre 2022, l’Azerbaïdjan, qui contrôlait le corridor de Latchine, l’unique route qui reliait l’Arménie au Haut-Karabagh, en a totalement bloqué l’accès. Les Artsakhiotes (les habitants du Haut-Karabagh – ndlr) se sont retrouvés complètement coupés de leur famille et du monde. Puis le 19 septembre 2023, ce que nous craignions tous arriva : l’armée de l’Azerbaïdjan a envahi le Haut-Karabagh. Le combat, déséquilibré, n’a guère duré plus d’une journée et s’est soldé par la capitulation de l’armée du Haut-Karabagh. Quand la question de l’évacuation s’est posée, personne n’aurait pu prévoir que les choses iraient aussi vite et qu’elles concerneraient la totalité de la population. Certes, les Arméniens n’auraient jamais consenti à vivre sous le contrôle de l’Azerbaïdjan, mais nous n’aurions jamais imaginé que toute la population partirait en quelques jours.

Anna Aleksangan, coordinatrice de programmes à la Winnet Goris Development Foundation, partenaire arménien du Secours populaire. 
Des enfants jouent sur le bord de la route tandis que les Arméniens fuient le Haut-Karabakh par le corridor de Latchine, le 28 septembre 2023. 
© Siranush ADAMYAN/AFP
Des enfants jouent tandis que les Arméniens fuient le Haut-Karabakh par le corridor de Latchine, le 28 septembre 2023. © Siranush Adamyan/AFP

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