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Deema, Bassam : paroles de Gaza

Mis à jour le par Pierre Lemarchand
Deema, 25 ans, est enseignante à l'université de Gaza. Elle est aussi volontaire au Secours médical palestinien (PMRS).
Deema, 25 ans, est enseignante à l'université de Gaza. Elle est aussi volontaire au Secours médical palestinien (PMRS).

Depuis le 7 octobre et les terribles attentats terroristes du Hamas, la population de Gaza essuie un déluge de violence. Sur place, le partenaire du Secours populaire, PMRS (le Secours médical palestinien), n’a jamais relâché ses efforts : aux familles, il offre soins d’urgence, consultations médicales, soutien psychologique. Dans des territoires en ruines, les soignants de PMRS sont une main tendue, une source fragile de lumière et d’espoir.
Nous donnons aujourd’hui la parole à deux témoins. Deema est volontaire à PMRS ; Bassam y est médecin. Nous leur ouvrons nos colonnes pour écouter et partager une souffrance. C’est le signe que le fil qui nous relie n’est pas coupé, que nous appartenons à la même humanité. Ces deux voix qui s’élèvent sont une invitation à ne pas détourner les yeux et à agir – cela est possible, en faisant un don au Secours populaire pour soutenir l’action de PMRS.

Deema Yaghi, 25 ans.
Enseignante à l’université Al-Azhar de Gaza, volontaire à PMRS dans la protection de l’enfance.

« Nous avons fui la ville de Gaza pour Deir Al-Balah le 13 octobre. Cette nuit-là, nous nous sommes dit que c’était la fin. Qu’il ne nous restait que quelques minutes à vivre. Fuir sa maison, tout laisser derrière soi, on ne peut pas imaginer ce que c’est tant qu’on ne l’a pas vécu. J’étais avec ma famille, mon père et ma sœur, et aussi mon oncle et mes cousines, et mon grand-père. On pensait que c’était une question de quelques jours et qu’ensuite on retournerait chez nous. Nous avions vécu d’autres guerres auparavant, et les membres de ma famille étaient venus se réfugier chez nous. Je considérais, jusqu’à cette nuit du 13 octobre, ma maison comme un lieu sûr. La quitter m’a désespérée. Le fracas des bombes était terrible – elles étaient partout, si proches de nous. Nous avons reçu des messages de l’armée israélienne nous ordonnant de fuir vers le sud qui était, selon leurs dires, « un endroit sûr ». Mon quartier à Gaza a continué d’être détruit au mois de novembre, il l’a été complètement en décembre. Ce sont des ruines maintenant. Ma maison a beaucoup souffert, mais quand la guerre sera terminée, on ira la reconstruire.

Depuis que nous avons fui le nord, je n’ai jamais retrouvé d’électricité. Charger ton téléphone, ton ordinateur, c’est extrêmement difficile. Ce qui manque le plus, c’est de l’eau potable, mais aussi de l’eau pour se laver. De jour en jour, l’eau est plus difficile à trouver. Nous lavons nos vêtements à la main, nous faisons tout avec nos mains comme il y a un siècle. Nous faisons nous-mêmes notre pain. Il y a des boulangeries, mais si tu veux acheter du pain pour ta famille alors tu dois faire la queue pendant des heures.

Dire ce que je ressens, c’est peut-être la chose la plus difficile. Quand mes amis qui ne vivent pas à Gaza me demandent comment ça va, je leur dis que je vais bien. Car c’est la vérité : je suis vivante. Demain, je ne sais pas si ce sera le cas. Mais au fond de moi, ça ne va pas, car j’ai le cœur brisé. Il nous faudra beaucoup de temps pour surmonter le traumatisme que nous vivons. Tout passe avec le temps, n’est-ce pas ? Je ressens de la colère et de la tristesse assurément, mais de l’espoir, je ne sais plus. Peut-être qu’il m’en reste un peu. Je pense que oui, car sans espoir on ne peut pas vivre. Or, je vis. Donc, il me reste de l’espoir – je ne sais pas où mais il doit bien être quelque part. Je m’y accroche. Mon espoir, c’est de retrouver Gaza comme avant le 7 octobre. Mon Gaza. Ce qui me manque le plus, c’est ma maison, mon lit. Je rêve souvent de mon foyer – les rêves me permettent de m’échapper, de trouver une vie meilleure.

J’ai perdu, dans cette guerre, plus de trente de mes proches. Trente personnes innocentes. Elles ont été abattues sans préavis. Ça a été un choc terrible – c’étaient mes cousins, il y avait parmi eux des petits enfants. Ils ont péri dans un bombardement, à Deir Al-Balah. J’ai aussi perdu une amie – elle était belle, généreuse et gentille. Son nom était Nermine, elle avait 37 ans. Elle a été tuée avec son enfant et sa mère fin décembre. Je l’avais rencontrée en 2019, nous étions toutes deux bénévoles au sein d’une association de protection des enfants et de promotion des droits de la jeunesse. C’est elle qui m’a formée. Puis elle est devenue une amie chère. On allait dans la même salle de gym, on passait de beaux moments ensemble avec Leen, sa fille, qui était si belle. Leen avait 4 ans. J’ai appris leur mort le 30 décembre. Je me suis sentie désespérée, c’était un cauchemar de perdre mon amie et ma famille. Malheureusement, ce n’est pas un cauchemar. C’est ma réalité. »
[29 mai 2024]

Deema, en 2021, devant l’hôtel Al Mathaf, dans sa ville de Gaza qu’elle a dû fuir en octobre 2023 pour s’exiler plus au sud, à Deir-Al-Balah. En mai 2024, elle a réussi à se réfugier en Égypte. Elle vit aujourd’hui dans le district d’Héliopolis.
©Ahmjad Fayoumi / SPF


Bassam Zaqout, 50 ans.
Médecin et coordinateur des opérations de PMRS à Gaza.

« Je ne peux pas vous dire que ça va. J’aimerais mais… non. Ce n’est pas la fatigue qui me pèse le plus, c’est de devoir continuellement lutter – pour sa vie, pour de l’eau ou de l’électricité, de la nourriture, un peu de réseau. Et bien sûr des médicaments. Comme la plupart des gens, j’ai quitté la ville de Gaza pour le sud ; d’abord Khan Younès, puis Rafah à présent – un endroit « sûr ». Permettez-moi de mettre des guillemets. Car ce n’est pas le cas du tout. Il ne se passe pas une journée sans que tombe une bombe. Nous sommes près d’un million et demi de personnes réfugiées ici à Rafah – avant la guerre, il y avait 250 000 habitants. Les gens s’entassent sous des tentes. Nos équipes vont à leur rencontre, là où ils se cachent et survivent, dans les camps, les écoles, les abris. Mais il y a un fossé terrible entre nos moyens et leurs besoins. Deux livraisons de médicaments doivent franchir la frontière et m’arriver cette semaine. Ça fait deux mois que je les attends…

Dans le dispensaire où je travaille, dans le camp de Rafah, nous n’avons plus d’électricité. Sans électricité, il n’y a plus de scanner, plus d’échographie possibles. Plus de réfrigérateurs, plus d’analyses de sang. Nous ne pouvons plus, dans la plupart des cas, que nous baser sur notre observation et notre expérience. Nous pratiquons une médecine empirique. Une médecine d’un autre âge. Nous traitons beaucoup d’infections respiratoires aiguës et des diarrhées, de nombreuses maladies dues au manque d’hygiène dans le camp, aux eaux souillées. Ces jours-ci, nous faisons face à une épidémie d’hépatite A qui frappe les enfants. Et nous assurons le suivi des malades chroniques, comme les cancers. Les traitements ne sont plus disponibles, alors nous tentons de trouver des alternatives, que nous savons moins efficaces. Mais c’est la seule solution.

Je passe mes nuits à pleurer, à faire face aux attaques de panique, parce que je ne sais plus quoi faire. Les Palestiniens sont épuisés. D’avoir peur de mourir à tout instant, de devoir toujours fuir, de n’avoir plus rien, de devoir tout recommencer à zéro. Ici à Rafah, au sud, tout le monde est venu se réfugier. Mais après Rafah, il n’y aura plus nulle part où aller. »
[15 mars 2024]

Les bombardements de Rafah aux derniers jours de mai 2024 ont obligé Bassam et sa famille à s‘exiler à nouveau. Après leur fuite de Gaza city, puis de Khan Younes, puis de Rafah, ils se sont réfugiés à Al-Mawasi, au nord-ouest de Rafah. C’est là que Bassam travaille à présent.
©PMRS / SPF

Les témoignages de Azaam et Nawal, autres paroles de Gaza, sont à lire ici : https://www.secourspopulaire.fr/azaam-nawal-paroles-de-gaza/