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Cisjordanie : « Jamais la blessure n’a été si profonde »

Mis à jour le par Pierre Lemarchand
Un soignant de l’association BASR réconforte une petite fille de Bethléem.
Un soignant de l’association BASR réconforte une petite fille de Bethléem. ©BASR/SPF

Le Secours populaire est présent depuis les années 70 dans les territoires palestiniens afin de soutenir ses partenaires et venir en aide aux populations. L’association médicale et d’aide aux personnes handicapées la BASR, basée à Bethleem en Cisjordanie, est le partenaire de la fédération du Rhône du Secours populaire. Dans un contexte économique et sécuritaire extrêmement dégradé, ses équipes continuent opiniâtrement d’apporter aux Cisjordaniens un accès aux soins. Entretien avec Elie Shehadeh, directeur général de la BASR.

Quel est l’état d’esprit de population cisjordanienne depuis le cessez-le-feu le 19 janvier ?

L’annonce de la trêve à Gaza a été accueillie avec une joie immense. Les habitants de Cisjordanie ont subi, durant ces seize mois de guerre, une pauvreté accrue, la violence exacerbée des colons, une entrave supplémentaire à leurs mouvements, une forte pression psychologique ; mais ce qui a été le plus dur, c’est d’assister, dans l’impuissance, au drame qui se déroulait à Gaza. Je dois bien l’avouer : après un mois de guerre, j’ai cessé de regarder les informations à la télévision. Parce que les images étaient insoutenables mais aussi, surtout peut-être, parce que je me sentais totalement impuissant. Alors derrière cette joie, il y a toute cette souffrance. Les Cisjordaniens ont peur aujourd’hui comme ils ont peur pour demain. Tout leur espoir repose dans l’issue des négociations et la création d’une état palestinien. 

Comment décririez-vous la situation en Cisjordanie ?

La situation économique en Cisjordanie est très difficile et est devenue, depuis la pandémie de Covid, catastrophique. L’Autorité palestinienne fait face à de telles difficultés financières qu’elle ne peut plus nous octroyer la totalité de nos financements. Depuis le 7-Octobre, la situation est devenue intenable pour la BASR. Nous avons dû baisser le nombre de lits dans notre hôpital de Bethleem ; nous sommes passés de 350 à 250 salariés. La crise économique a un impact terrible sur notre action. Notre département cardiaque, l’un des plus réputés de Cisjordanie, qui a sauvé ces six dernières années la vie de plus de 9000 personnes, est particulièrement mis à mal. Outre la situation économique, les actes violents des colons et de l’armée israélienne en Cisjordanie sont l’autre problème majeur. Dans les villes et les villages palestiniens, on brûle, on casse, on tue. Depuis le 7-Octobre, ces agressions se sont démultipliées envers une population qui n’a pas les moyens de se défendre. Aucune terre, aucun arbre, aucun homme ni femme ni enfant ne pourra leur échapper, tant qu’il n’y aura pas l’intervention et la protection d’une force internationale. 

« Nous travaillons avec beaucoup moins de moyens qu’avant mais continuons d’accueillir tous les patients qui en ont besoin. »

Qu’est-ce qui rend votre travail plus difficile encore depuis le 7-Octobre ?

Il y a d’abord le fait que l’on peut de moins en moins se déplacer en Cisjordanie. Les routes sont endommagées ou bloquées par les checkpoints qui se multiplient, on ne peut plus circuler : il y a des patients, notamment ceux du district d’Hébron ou même de Ramallah, pour lesquels c’est devenu très difficile de venir se faire soigner. Et nos équipes mobiles ont de plus en plus de mal à travailler. De plus, une partie de nos locaux se situent à présent en zone C, c’est-à-dire sous contrôle israélien à 100%, ce qui complexifie également beaucoup la venue des patients. Nous faisons aujourd’hui travailler les soignants au plus près de leur lieu de vie – à Hébron, à Kalkilia, à Bethleem. Nous avons développé les consultations par visioconférence et limitons au maximum les déplacements de soignants – car alors, ils peuvent rester une journée entière coincés dans leur voiture. Nous avons développé une efficience maximale : nous travaillons avec beaucoup moins de moyens qu’avant mais continuons d’accueillir tous les patients qui en ont besoin. Cela fait deux ans que les soignants de la BASR ne reçoivent que la moitié de leur salaire. Ils n’ont jamais failli à leur mission, continuent d’effectuer un travail exceptionnel, mais combien de temps vont-ils encore pouvoir tenir ? Il nous manque aussi les budgets pour acheter du matériel médical. Mais ils ne baissent pas les bras. Il faut saluer leur engagement total auprès de leur peuple, pour leur pays.

« Nous venons d’installer un centre de rééducation à Jénine pour faire face à l’augmentation du nombre de personnes handicapées suite aux violences. (…) Nous allons accueillir 150 enfants de Gaza dans nos différents centres. »

Comment la recrudescence de violence a-t-elle impacté votre travail ?

A cela aussi, il faut nous adapter… Je vais vous donner un exemple concret. Depuis deux ou trois ans, les balles provoquent beaucoup plus de dégâts, déchirent les tissus et les chairs et causent des plaies qui nécessitent l’intervention de plusieurs spécialistes. Avant, les balles entraient et sortaient. C’étaient des opérations finalement assez peu coûteuses : moins de 500 euros et une rééducation rapide. Maintenant, soigner ce type de blessures peut coûter jusqu’à 300 000 shekels [env. 80 000 euros] et entraîne une rééducation qui prend entre six mois et un an. Nous venons d’installer un centre de rééducation à Jénine, dans le nord, pour faire face à l’augmentation du nombre de personnes handicapées suite aux violences. Je vais vous donner un deuxième exemple : la chirurgie cardiaque. Nous n’avons plus les moyens de nous équiper pour effectuer des opérations à cœur ouvert de manière sûre. Il y a des malades que nous ne pouvons plus opérer, des opérations complexes que nous ne pouvons plus pratiquer – même si nous savons les faire et que nous comptons dans nos équipes des professionnels parmi les plus en pointe. Nous faisions, avant le 7-Octobre, quinze opérations à cœur ouvert tous les mois ; aujourd’hui, nous ne pouvons plus en faire que quatre. Enfin, nous avons dû développer notre département de prothèses. Nous avons ainsi constitué des petites équipes que nous avons réparties partout sur le territoire de la Cisjordanie. Nous allons accueillir 150 enfants de Gaza dans nos différents centres dans les semaines à venir. Puis nous installerons des équipes dans la bande de Gaza même.

D’où, d’après-vous, les soignants de la BASR trouvent-ils la force de continuer leur action ?

Les soignants sont eux-mêmes en souffrance, en proie pour certains d’entre eux à la dépression ; ils font face à la pauvreté, sont victimes d’une pression continuelles, doivent exercer leur travail sans moyens suffisants. Malgré des conditions dégradées et une inquiétude perpétuelle, notre volonté de soigner la population est intacte. Et ça marche ; nous soignons. Cela ne cesse de susciter mon admiration : comment ces hommes et ces femmes font-ils pour continuer d’accomplir leur travail dans de pareilles conditions ? S’ils trouvent la force, c’est que le sens de notre action, notre mission, est de nous porter auprès des plus fragiles, des plus pauvres, des populations marginalisées. Je crois qu’ils ont, comme l’ensemble du peuple palestinien, la conviction que la vie doit continuer. Les Palestiniens, en dépit de tout, continuent d’emmener leurs enfants à l’école, de rire, de s’entraider, d’accomplir tous ces gestes de la vie quotidienne ; mais derrière cette vie « normale », il y a une blessure. Nous avons éprouvé la première puis la seconde Intifada mais la situation n’a jamais été aussi dramatique. Jamais la pauvreté n’a été si grande en Cisjordanie, et la santé mentale de la population si abîmée. Jamais la blessure n’a été si profonde. 

Propos recueillis le 4 février 2025


La BASR, 60 ans de présence en Cisjordanie

La BASR (Bethleem Arab Society for Reeducation) est une ONG palestinienne, basée dans les districts de Bethleem et Hebron en Cisjordanie, qui œuvre depuis 1960 en Palestine dans le domaine de la santé. Sa clinique a d’abord soigné les blessés des différents conflits, en proposant des interventions sur le plan orthopédique : amputations, prothèses, rééducation. Au fil des années, elle a couvert d’autres besoins de la population : médecine générale, chirurgie, traumatismes crâniens, pédiatrie. Elle accueille aujourd’hui des Palestiniens de toute la Cisjordanie, de Gaza et de Jérusalem-Est. Elle a créé aussi un service de pédopsychiatrie pour venir en aide aux enfants en situation de handicap ou victimes de traumatismes de guerre. 

La BASR a monté plus de 40 dispensaires en Cisjordanie, qui accueillent plus de 45 000 personnes chaque année. Elle fournit des services de rééducation partout sur les territoires, au plus près des patients, jusque chez eux. Elle a monté un programme d’accueil pour les Gazaouis blessés de guerre dans ses différents centres. Enfin, elle œuvre activement pour l’insertion sociale des personnes handicapées. 

Le Secours populaire, en premier lieu la fédération du Rhône, soutient la BASR depuis le début des années 2000. En 2024, avec le concours des fédérations de l’Ardèche et du Haut Rhinelle l’a appuyée sur deux axes principaux. Tout d’abord, le centre Tamkeen situé à Husan et accueillant de jeunes adultes en situation de handicap physique et/ou mental. Ensuite, un centre de rééducation à Jénine accueillant des personnes blessées par l’armée israélienne. 

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