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Ayse Tari : « La solidarité, c’est un savoir-vivre »

Mis à jour le par Pierre Lemarchand
Ayse Tari, secrétaire générale de la fédération de Corrèze. © Christophe Da Silva / SPF

Ayse Tari est secrétaire générale de la fédération de la Corrèze du Secours populaire. La solidarité, qu’elle a reçue enfant et qu’elle s’évertue aujourd’hui à semer autour d’elle avec détermination et humanité, est sa valeur cardinale. Une valeur qui se partage et se conduit ensemble. Rencontre avec une « femme engagée », publiée en ce 17 octobre, Journée mondiale du refus de la misère.

Ayse Tari ne parle pas si souvent d’elle. Elle écoute plutôt – toutes celles et tous ceux que la vie malmène. Elle agit, sans cesse. « Je crois que je suis une femme de terrain », sourit-elle. Quand elle parle, c’est au titre du Secours populaire, dont elle est secrétaire générale de la fédération de Corrèze, « au nom de ceux qui ne peuvent pas parler, qui n’ont plus les mots et sont dans le silence, ceux qui ont peur, ceux qui pensent qu’ils ne comptent pas. » Auprès des institutions, elle plaide leur cause en « avocate des pauvres », ne cédant sur rien. Elle a fait du Secours populaire dans le département un acteur incontournable de la solidarité, reconnu pour son engagement sans faille auprès des plus démunis, respecté pour sa droiture. « Je fais passer le message, partout où l’on me reçoit, de la force du combat que nous menons. » Nous la rencontrons au siège de la fédération à Tulle, tout près du quartier de Souillac, « mon quartier d’accueil, mon quartier de cœur ». C’est la fin de journée et les lieux vibrent encore de l’énergie qu’ont déployée toute la journée les bénévoles. « J’ai un immense respect pour le bénévolat ; il y a en lui une grandeur, une noblesse. Il a été ma deuxième école», annonce Ayse.

Relever la tête

Le « Secours pop », elle l’a rencontré au mitan des années 90. Jeune étudiante en Terminale, Ayse est en quête d’un stage en comptabilité ; après une journée de recherches infructueuses, à frapper à la porte des commerces du centre-ville, elle ouvre une dernière porte. C’est la librairie d’Yvette. « J’entre, je dis que c’est la dernière boutique que je fais et qu’après j’arrête. Elle me dit de relever la tête, de la regarder dans les yeux. Puis elle me dit qu’elle veut bien me prendre en stage. » La rencontre avec Yvette, alors secrétaire générale du Secours populaire, est déterminante. « Elle portait d’immenses valeurs. Nous nous sommes liées. Avec elle, j’ai compris ce qu’était la solidarité. » Ayse obtient son bac. « Mon contexte familial et culturel ne me permettant pas de poursuivre mes études, je me mets en recherche d’un travail. » C’est Yvette qui lui tend une seconde fois la main en l’embauchant au Secours populaire en tant que comptable. Ayse ne le quittera plus, s’engageant bientôt dans l’animation des campagnes de solidarité et le développement de l’association. « Quand je suis arrivée en février 1996, il n’y avait que deux permanences d’accueil : Tulle et Brive. J’ai participé à la création des huit antennes du département », sourit Ayse.

« Je me suis découverte au Secours mais je crois avoir été toujours une femme engagée. Je me souviens que jeune fille, je disais que je choisirais ma vie et ferais en sorte que personne ne décide pour moi », affirme-t-elle. Avant de préciser : « Il y a eu des barrières qu’il a fallu lever… » Pour les lever, Ayse a su compter sur la solidarité. La rencontre avec Yvette n’a fait que confirmer ce qu’Ayse savait déjà, l’ayant éprouvé dans sa chair d’enfant. Elle inspire avant de raconter. « Je sais ce que c’est que la pauvreté. Quand je suis arrivée en France, c’était dans ce quartier, le quartier du Secours pop, le quartier de Souillac. Mon quartier. » C’est en novembre 1983, à la suite d’un regroupement familial. « Mon père était venu en France en 1981 pour nous offrir une vie meilleure. Il avait d’abord fait l’Autriche et l’Allemagne comme clandestin. Puis il est arrivé ici, directement de Hambourg en Corrèze ! » Ayse fait le voyage depuis son petit village de Turquie, avec son frère, sa sœur et sa mère. « Je n’avais jamais vu de voiture, encore moins d’avion. Nous sommes arrivés avec un sac en toile de jute empli de nos vêtements. » Son père a loué un appartement : la famille découvre émerveillée les chambres et la cuisine, la salle de bains équipée d’une douche. Mais les lieux sont totalement vides, à l’exception du lit métallique du père.

De beaux lendemains

« Je me souviens que maman avait emporté une couverture qu’elle avait tissée avec de la laine de mouton. Elle se disait qu’il lui fallait quelque chose pour mettre à l’abri ses enfants. La première nuit, elle nous a recouvert de cette couverture. Elle a rempli les pantalons de mon père avec nos vêtements pour faire des oreillers. Ce moment est gravé. J’avais 9 ans. »  Ensuite, tout est allé vite, se souvient Ayse. L’inscription à l’école et puis l’extraordinaire mouvement de solidarité qui a mobilisé le quartier. Sous l’impulsion de son institutrice – « Madame Soularue, je n’oublierai jamais son nom » –, les habitants offrent à la famille des meubles, des vêtements, des vivres même. « C’était mon premier contact avec la solidarité. » Lorsqu’elle accueille les familles en difficulté qui franchissent la porte du Secours populaire, Ayse se dit que son histoire l’aide à les comprendre mieux encore. Elle, qui n’a jamais eu de jouets enfant – sauf « les poupées que me fabriquait ma mère avec des épis de maïs » – sait à quel point ils offrent du bonheur aux petits. Quand Ayse Tari raconte son enfance, aucune tristesse ne la ternit. Au contraire, elle se colore de l’énergie et de l’espoir des beaux lendemains, s’empreint de la force que lui a donné cette solidarité.

Ayse Tari La solidarité c’est un savoir-vivre
Les repas du midi réunissent Ayse et les bénévoles. Elle discute ici avec Moussa, l’un des migrants-réfugiés de l’équipe. « Ici, c’est comme une famille. Ayse c’est une belle personne, elle est toujours là pour nous, nous l’appelons ”maman”. »
© Christophe Da Silva / SPF

Parmi les bénévoles qui composent son équipe figurent de nombreuses personnes migrantes. Des hommes et des femmes qui ont quitté leur pays pour conjurer la misère ou sauver leur vie, et sont venus trouver refuge en France. D’abord soutenues par le Secours populaire, elles en sont vite devenues des chevilles ouvrières, trouvant au sein de l’association le moyen d’exercer leur citoyenneté, de trouver un équilibre et, selon leur terme à toutes et tous, d’intégrer une famille[1]. « Au Secours populaire, ils ont trouvé une certaine sécurité, un toit, un lieu où ils peuvent s’exprimer et où on les écoute, éclaire Ayse. Du réconfort, une oreille attentive. Avant qu’ils n’arrivent ils étaient seuls, livrés à eux-mêmes. Ici ils vivent une relation d’égal à égal et de confiance. » Est-ce un peu de l’histoire de son propre père qu’Ayse voit en eux ? « Quand j’accueille ces jeunes hommes qui viennent de loin, je ne fais pas consciemment le lien. Ce n’est qu’en prenant du recul que je comprends pourquoi ils me touchent tant. »

« Nous nous démenons ensemble. »

Tandis qu’elle parle, les yeux d’Ayse ne lâchent pas les nôtres. Dans ce regard s’alternent, en une vitesse éclair, la tendresse, l’amusement, l’indignation, la détermination. C’est en novembre 2015 qu’Ayse devient secrétaire générale de la fédération de la Corrèze, après vingt années environ d’une pratique opiniâtre et tous azimuts de la solidarité. De son « Secours pop », elle connaît toutes les activités, le moindre battement de cœur. Ce qu’elle célèbre, c’est la solidarité quotidienne, celle qui s’effectue sans bruit ; le regard qui réchauffe, l’aide qui soulage, le mot qui rassure, l’accueil qui redonne courage et remet debout. Il y a bien sûr les grands tournants, les chantiers d’ampleur. L’emménagement dans de nouveaux locaux, plus vastes, plus beaux fut le premier qu’Ayse conduisit en tant que responsable. La pandémie de Covid, au printemps 2020, constitua le second. « Tout le monde était confiné. Sauf le Secours ; on était là, présents. On a maintenu la solidarité. S’il fallait donner par la fenêtre, alors on donnait par la fenêtre. » Une fois de plus, Ayse a éprouvé la générosité et l’engagement de ses bénévoles, l’irremplaçable force du travail d’équipe.

« Nous nous démenons ensemble. Les bénévoles sont tous indispensables, car tous apportent une compétence, une qualité humaine singulière », songe Ayse. De son équipe, elle est fière. « On se dit tout, même les choses difficiles – surtout les choses difficiles. La confiance est à cette condition. Deux piliers portent, je crois, mon équipe : transparence et empathie. » La solidarité requiert, selon Ayse Tari, que l’on sache se mettre à la place de l’autre – « mieux encore, à ses côtés, pour l’accompagner, sans jugement, vers une vie meilleure. » La solidarité est cette valeur cardinale, cette boussole qui semble lui indiquer la route à suivre, sans ambiguïté : « Il n’y a pas d’humanité possible sans solidarité. Elle est un savoir-être, un savoir-vivre. C’est une éducation. J’ai appris toute petite ce que c’est que d’aider les autres : cela fait partie de ma culture. La solidarité c’est le Secours. Pour moi, ce n’est pas une autre assoc’, c’est le Secours ! La solidarité, c’est le sourire d’un enfant à qui l’on offre un cadeau. C’est un enfant qui part en vacances et qui te dit ”je suis heureux que vous existiez”.»

Ayse Tari La solidarité c’est un savoir-vivre
Ayse Tari sortant des locaux de la fédération du Secours populaire de Corrèze à Tulle, le 12 avril 2022. © Christophe Da Silva / SPF

[1] Lire à ce sujet nos articles Tulle : un havre au bout de l’exil et Hranush, réfugiée : « c’est mon endroit à moi » .

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