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Tulle : un havre au bout de l’exil

Mis à jour le par Pierre Lemarchand
Ayse Tari, secrétaire générale du Secours populaire de Corrèze, prépare avec Hranush Movsisyan, réfugiée arménienne et salariée du SPF, un café oriental. ©Christophe Da Silva/SPF

Aux hommes, aux femmes, aux familles qui quittent leur pays pour conjurer la misère ou sauver leur vie, et qui viennent trouver refuge en France, le Secours populaire français a toujours ouvert ses portes, sans conditions. En Corrèze, à Tulle, les personnes migrantes et réfugiées sont soutenues sur bien des plans : aides à se nourrir, se vêtir, se loger, apprentissage de la langue française... Très nombreux sont également ceux qui deviennent des bénévoles actifs du Secours populaire, trouvant dans l’association le moyen d’exercer leur citoyenneté, de trouver un équilibre et, selon leur terme à toutes et tous, d’intégrer une famille.

Une bonne odeur de nourriture parfume les locaux de la fédération du Secours populaire de Corrèze, à Tulle. Les chaises, disposées autour de la table qui occupe la largeur de la cuisine, sont bientôt toutes occupées et chaque assiette remplie. Les discussions vont bon train, rythmées par les rires et les coups de fourchette. Claudine, dite « Cloclo », a ce midi encore fait des miracles. Cela fait trois ans qu’elle confectionne le repas méridien pour les bénévoles présents. « Elle rassemble, quand vient l’heure du midi, tous ses enfants ! », glisse Ayse, la secrétaire générale de la fédération. Cloclo ne l’entend pas, toute à sa discussion avec Moussa, sur les bienfaits respectifs du brocoli et du manioc. « Mange tes betteraves, mon petit », lui lance-t-elle au passage. C’est une journée ordinaire au Secours populaire où Lucette, Jean-Louis, Marie-Pierre, Monique, Jacob, Karina ou Natasha goûtent le repas de Cloclo et le plaisir de se retrouver. Comme souvent, Bobo s’invite dans la conversation : il est le grand absent, la plaie jamais refermée, l’ami perdu. Comme Moussa, Karina ou Jacob aujourd’hui, Bobo était venu de loin pour trouver enfin un peu de paix et une vie stable en France, ici à Tulle.

Bobo, c’était « l’ami de tout le monde », lâche Ayse. Aidé par l’association quand il est arrivé en France dans le plus total dénuement en 2013, Bobo est devenu rapidement bénévole et l’un des piliers du Secours populaire de Tulle. « Il a toujours répondu présent, six ans durant », rappelle Ayse, avant de lâcher : « Mais nous n’avons pas pu l’aider ». En juin 2019, la veille de l’inauguration des nouveaux locaux du Secours populaire, dont les bénévoles sont si fiers et pour l’aménagement desquels Bobo avait tant œuvré, le jeune homme est arrêté, placé en centre de rétention avant d’être expulsé à Kinshasa, dans son Congo natal. Si l’histoire de Bobo est douloureuse, elle met aussi en lumière la présence de nombreux bénévoles qui ont le même parcours que lui. Qui ont dû fuir leur pays, espérant sauver leur vie ou conjurer la misère. Qui ont tout quitté et ont fini par trouver refuge, à l’issue d’exils incertains, au pied des montagnes corréziennes. A qui le Secours populaire a tendu la main. Et qui en sont devenus les chevilles ouvrières. De ces hommes et ces femmes – Moussa, Karina, Jacob mais encore Mohamed, Anssoumi, Jean, Elena, Hranush, Manije -, Bobo a initié l’histoire.

« Venir au Secours populaire, c’est de la joie »

Le repas terminé, la vaisselle lavée et la toile cirée nettoyée, chacun retourne à sa tâche. Moussa se dirige vers le grand espace de stockage et y retrouve son compatriote Mohamed. A quelques années d’écart, tous deux ont dû, pour sauver leur vie, fuir la Guinée. Moussa a enduré un voyage de plusieurs années, livré à lui-même, parcourant le Mali, le Burkina Faso, le Niger, l’Algérie, la Lybie, l’Italie. Il lui suffit de fermer les yeux pour convoquer la faim qu’il a apprivoisée tant de jours, la violence et le froid de la rue, qu’il a éprouvés tant de nuit. Il se dirige vers l’atelier de meubles : c’est là qu’il effectue, quotidiennement, l’essentiel de son bénévolat. Les meubles que récupère le Secours populaire, pour les mettre à disposition des familles en difficulté, Moussa les enlève, les répare, les stocke, les livre. « J’ai appris à faire tant de choses ici ! Et, surtout, je me sens utile », confie-t-il. Mohamed se rend quant à lui dans la partie du hangar où est entreposée la nourriture : depuis trois ans, il s’ingénie à gérer les stocks des produits alimentaires et d’hygiène qui garnissent les rayons des libres-services de la solidarité des dix permanences d’accueil du département. La douceur de la voix et des gestes de Mohamed ne trahit rien de la violence des épreuves qu’il a traversées. Prisonnier politique, il essuya les tortures à la Maison centrale de Conakry avant de s’en évader, de laisser derrière lui sa femme et ses trois enfants pour se rendre en Sierra Leone puis en Lybie. « Là, je suis passé de prison en prison, de difficulté en difficulté, de maltraitance en maltraitance. J’ai quitté la Lybie sur un bateau gonflable, nous étions 123 à bord. A l’arrivée en Italie, le 26 mai 2017, nous n’étions que 23 survivants. » Il est des nombres qui ne s’oublient jamais. Les heures que Mohamed passa, accroché à un morceau du canot à la dérive, furent une éternité – elles durent toujours. « Ce moment me hante, je repense toujours à mes amis, avec qui j’avais marché, ri, avec qui j’avais été emprisonné, je les revois mourir sous mes yeux, noyés. Je n’arrive pas à oublier. »

« Chaque seconde que je passe chez moi, cela me fait mal », confie Mohamed. Puis, un sourire éclairant son visage : « Mais venir au Secours populaire, c’est de la joie. Mes journées ici me font oublier le stress. Je sens le réconfort d’une famille. ». Mohamed s’absorbe alors dans la conduite de son chariot élévateur : il déplace les palettes de vivres dans l’immense hangar en des gestes assurés, qui s’harmonisent avec ceux de la vingtaine de bénévoles œuvrant côte à côte – ceux de Moussa qui manie une visseuse électrique, ceux de Manije qui, près de Lucette et Karina, trie les vêtements occupant une autre partie de l’entrepôt. Manije parvient-elle, comme Mohamed et Moussa, à tenir les cauchemars à distance ? La jeune femme a elle aussi connu les affres d’un long exil, avant de trouver en le Secours populaire un havre possible. Elle a fui son pays, l’Afghanistan, avec toute sa famille. Elle a perdu son père dans les montagnes turques, en raison du froid extrême, a vécu plusieurs années en Grèce sans logement. « La vie a été très difficile alors car je devais préparer à manger pour ma famille en ramassant les ordures dans les poubelles », révèle la jeune femme qui a aujourd’hui 24 ans. C’est en France que sa mère, sa sœur et elle ont finalement décidé de venir : son père lui répétait toujours, enfant, que c’était un pays de culture, qu’ils s’y installeraient un jour tous ensemble, pour « reconstruire l’avenir ». Manije et les siens sont arrivés à Tulle il y a peu, en décembre 2021. « Dès mon arrivée, j’ai fait les démarches pour apprendre le français. C’est comme ça que j’ai rencontré le Secours populaire. Depuis, j’y suis bénévole. Chaque mois, le SPF m’aide avec un colis de nourriture. Je me sens bien car je suis aidée et, en même temps, je viens en aide à d’autres personnes. Je dois à présent travailler dur pour apprendre le français. »

Tulle Un havre au bout de l’exil
Mohamed Soumah travaille à mi-temps pour la ville de Tulle et consacre tout son temps libre au Secours populaire, où il s’occupe de la gestion des stocks alimentaires. © Christophe Da Silva/SPF

« Après la violence de la guerre, ce soutien et cette quiétude, c’était important »

A quelques rues de là, au Centre culturel et social de Tulle, les apprenants arrivent par petites grappes pour assister au cours hebdomadaire de français, animé par trois bénévoles du Secours populaire : Serge, Alice et Pierrette. Chacun occupe une salle et accueille une sixaine d’apprenants, répartis selon leur niveau de maîtrise de notre langue. Serge accompagne les plus aguerris, Alice et Pierrette s’occupant des débutants. C’est cette dernière, enseignante à la retraite, qui initia l’activité en 2017. Ali, jeune Pakistanais de 17 ans, entre dans sa salle puis ce sont quatre Ukrainiens qui s’installent : Ervandi, son épouse Nina, Victoria et Anita. « Aujourd’hui c’est mardi, c’est le cours de français », énonce cette dernière. Avant elle, Moussa, Jacob, Karina, Hranush et tant d’autres dirent la même phrase, firent preuve de la même détermination à apprendre, à « reconstruire leur vie ». « L’objectif du cours est de répondre aux besoins des personnes, éclaire Pierrette. Je pars des questions qui leur sont le plus souvent posées : se présenter, donner sa date et son lieu de naissance… Je m’appuie sur des situations de communication quotidiennes – à la boulangerie, à la poste, à l’école. On apprend aussi à lire – par exemple les logos dans la rue, les emplois du temps… »

Tandis qu’Ali, à peine sorti de l’enfance, plaisante, Ervandi et Nina travaillent avec application. Ils ont fui l’Ukraine avec leurs deux petits-enfants, laissant leurs propres enfants dans le chaos des bombes. « Ce qui m’a marquée en France, c’est le calme, la gentillesse et la solidarité des gens. Après la violence de la guerre, ce soutien et cette quiétude, c’était important. On aime le cours de Pierrette car elle est patiente, amicale et pédagogue », témoigne Nina. Aujourd’hui, Pierrette leur explique la distinction entre le prénom et le nom, pour savoir se présenter et renseigner un document administratif élémentaire. Victoria, qui a fui Loutsk avec ses deux enfants et sa maman, souffre de la séparation d’avec son mari. Les traits de son visage semblent avoir été stupéfiés par la douleur. La seule fois où ses yeux s’aviveront, c’est à l’évocation des appels téléphoniques qui la lient à son époux. Mais elle ne peut plus sourire, c’est comme si elle avait oublié. Anita, elle, ne peut plus chanter. Artiste et musicienne à Kiev, chanter lui semble aujourd’hui impensable car ce serait trahir son pays, faire fi des morts – la musique, pour Anita, est éternellement liée aux jours heureux. Pierrette connaît le drame de chacun mais, durant les deux heures de cours, elle concentrera leur attention sur les apprentissages : il lui faut, pour eux, garder le cap.

« Aider les autres, cela nourrit mon âme »

Un peu plus tard, à la permanence du Secours populaire, Ayse accueille Anita : cette dernière rêve d’aller visiter le musée du Louvre. La secrétaire générale rassure Anita : ce voyage, elle va le faire et le SPF l’y aidera. En l’occurrence, l’association réserve pour l’Ukrainienne une nuit d’hôtel à Paris, près du prestigieux musée. Aider à se nourrir, à se vêtir, à trouver un toit, à parler le français : si le Secours populaire, pour les migrants et les réfugiés dans le besoin, occupe ces fronts de l’urgence, il n’en oublie pas pour autant ce qui réchauffe les cœurs – le lien social, le sentiment d’utilité, l’accès à la culture comme aux vacances. Jacob, réfugié ougandais de 27 ans, apprend que cet été, il participera à un séjour d’une semaine de vacances au bord de la Méditerranée. Pour la première fois de sa vie, Jacob découvrira l’océan et cette perspective le met en joie. C’est un événement de plus dans l’histoire qui le lie au Secours populaire. « Quand je suis arrivé ici à Tulle, je savais à peine dire bonjour. Et le Secours populaire m’a aidé comme si j’étais son enfant. Il m’a nourri, protégé, donné confiance, aidé dans mes démarches, fait grandir, appris à parler le français », résume le jeune homme qui est également un bénévole assidu. « Aider les autres, cela nourrit mon âme. »

Et puis, il y a le premier pas vers l’emploi. Karina, jeune réfugiée arménienne de 27 ans, réalise actuellement son service civique au Secours populaire. Elena, réfugiée ukrainienne qui est venue en France en 2015 quand la guerre a commencé au Donbass, a exercé un emploi 8 mois durant au sein de l’association en 2021. Cette expérience, qui a succédé à son engagement bénévole, lui a permis d’acquérir une première expérience professionnelle. Cette maman de 4 enfants, qui travaille à présent dans un supermarché de Tulle, témoigne : « Ce travail au Secours populaire m’a donné confiance en moi, m’a confortée dans l’idée que je pouvais être utile en France. L’attention et la gentillesse que l’on m’y a portée, je ne les oublierai jamais. Le SPF nous fait grandir et nous aide à ne pas baisser les bras. » Aujourd’hui que la guerre fait rage dans tout son pays, Elena vient en aide à ses compatriotes, telles Victoria, Nina et Anita. « Je traduis, les conduis, les aide dans les démarches. Quand la guerre a commencé, j’ai perdu du poids car je ne parvenais plus à manger. C’était comme si c’était moi dont l’enfant était tué, moi dont la maison était détruite, songe Elena. A présent j’ai retrouvé un peu de sérénité et c’est ainsi que je peux aider les autres. »

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Pierrette Courty, bénévole du SPF de Tulle, propose chaque semaine un cours de français. L’ambiance y oscille entre concentration et décontraction, surtout quand Ali s’évertue à faire le pitre ! © Christophe Da Silva/SPF

« Le Secours populaire, un lieu où ils peuvent s’exprimer et où on les écoute »

C’est une belle matinée de printemps. Hranush a ouvert les fenêtres de son appartement qui donnent sur les ramures des arbres. Quand la cascade de son rire cesse un temps, on entend filtrer le chant des oiseaux et le clapotis de la Corrèze qui s’écoule tout près. Hranush, Arménienne, a 30 ans et, depuis qu’elle arrivée en France avec son mari Arman, elle a mis au monde deux enfants. L’agression d’Arman et ses blessures, l’exil en catastrophe, les nuits dehors en plein hiver : la jeune femme parvient aujourd’hui à les mettre à distance et savourer les choses de la vie. Arman et elle sont devenus bénévoles en août 2017 : « Quand on commence au Secours populaire, je ne le sais pas encore, mais je suis enceinte de mon premier enfant. Deux bonheurs sont arrivés en même temps. » Aux premiers jours de janvier 2021, sous l’impulsion de la secrétaire générale du SPF, Ayse, Hranush est embauchée afin de renforcer les équipes, dans un contexte où la crise sanitaire précarise plus encore les familles et affaiblit les équipes de bénévoles. Elle est chargée, à Tulle, de coordonner l’aide alimentaire. « Je pleure quand j’y pense car ça a changé ma vie. C’était juste après les fêtes de Noël. Je me suis sentie valorisée, j’étais si heureuse. » Dans le cadre de son emploi, la jeune maman a obtenu son permis de conduire afin d’effectuer les livraisons et la ramasse ; bientôt, elle passera le permis pour être cariste. « Je ne vous cache pas que ça a un peu bousculé mon mari ! », s’amuse-t-elle.

Ayse passe voir Hranush avant qu’elles ne se rendent, toutes deux, au Secours populaire. La jeune femme a préparé des baklavas. Ayse, qui est née dans un petit village près d’Istamboul, propose de faire le café : les deux femmes rient toutes deux de la situation. Une Turque et une Arménienne, côte à côte, qui s’entraident. « Au fond, on mange la même culture ! », lance Hranush dans un français encore hésitant mais empreint d’une certaine poésie. La culture qu’elles ont en partage, et qui les lie à tous les bénévoles du comité de Tulle, qu’ils soient nés ici ou à des milliers de kilomètres, c’est la solidarité. C’est au titre de celle-ci, des valeurs d’humanisme qui y sont liées, qu’Ayse ouvre grandes les portes du Secours populaire. A toutes les personnes migrantes et réfugiées, le SPF offre l’asile : « J’espère qu’ils ont pu trouver au Secours populaire une sécurité, un toit et un lieu où ils peuvent s’exprimer et où on les écoute, un peu de réconfort, de la chaleur, une relation de confiance et d’égal à égal qui leur a permis de se libérer, de s’émanciper. J’espère qu’ils ont trouvé au SPF une famille. »

Tulle Un havre au bout de l’exil
Hranush Movsisyan a dû repartir de zéro quand elle est arrivée en France. Elle a aujourd’hui fondé une famille, trouvé un logement et un travail au Secours populaire. Elle regarde droit devant. © Christophe Da Silva/SPF