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« À Gaza, les femmes accouchent sous les bombes et dans des tentes »

ENTRETIEN. Weam Kilani a 25 ans et est sage-femme au sein du Secours médical palestinien (PMRS), partenaire historique du Secours populaire. Elle est née dans le nord de la bande de Gaza, à Beit Lahia. Le 7 octobre 2023, elle a dû quitter la maison familiale puis, fin octobre, s’exiler dans le Sud. Au printemps 2025, elle a pu revenir dans le Nord – c’est dans la ville de Gaza, sous une tente, dans le camp d’Alkatiba, qu’elle vit à présent, dans le plus grand dénuement. Elle n’a jamais cessé, depuis le début de la guerre, malgré sept déplacements, les bombardements, la faim, l’épuisement, la peur et la perte de nombreux membres de sa famille, d’exercer son métier.
Qu’est-ce qui a suscité en vous le désir de devenir sage-femme ?
C’est mon admiration de toujours pour les femmes, ainsi que leur capacité à donner la vie. Pour y parvenir, j’ai travaillé dur. Je me souviens qu’avant même de passer mon diplôme, je me débrouillais pour assister à des naissances, y compris par césarienne. Je nourris une passion pour mon travail : prendre soin des femmes enceintes et de leurs bébés, de la grossesse jusqu’à la naissance de l’enfant. Ca me bouleverse de concourir à ce que, de la douleur de l’accouchement, naisse la beauté de la vie. Je rêvais d’obtenir un master pour ouvrir une école préparatoire à ce métier. J’avais commencé à donner des formations avant la guerre, je crois que j’étais douée pour ça. Mais c’était avant – avant l’occupation ; avant que les bombes, les morts, les blessés et les amputés, la famine et la souffrance n’effacent tous nos rêves.
« Ces femmes demandent l’aide de PMRS : des visites régulières de sage-femmes, de psychologues, d’éducateurs de santé – ne serait-ce que pour un mot de réconfort, une présence qui apaise. »

Dans quelles conditions exercez-vous votre métier depuis le 7-Octobre ?
Avec la guerre et la faim, le travail est devenu très difficile. Je suis sur le terrain de 8h à 14h ; je me déplace à pied, avec mes collègues, sous la chaleur ou les intempéries. Je n’ai pas les moyens d’aller au travail autrement qu’à pied : quand j’ai un peu d’argent, je le réserve pour acheter de quoi calmer la faim, comme de la farine ou quelques légumes. Les bombes qui s’abattent tout autour nous plongent dans l’angoisse. Je récite des prières dans ma tête pour chasser la peur. Malgré tout, mon désir de porter assistance aux femmes que je rencontre est intact – c’est mon devoir. Quand je leur rend visite, elles me confient leurs angoisses. « Vais-je accoucher sous cette tente ? Ce sera le jour ou la nuit ? Et s’il y a des bombardements ? Qui sera là pour m’aider ? » Ces femmes demandent l’aide de PMRS : des visites régulières de sage-femmes, de psychologues, d’éducateurs de santé – ne serait-ce que pour un mot de réconfort, une présence qui apaise. Je m’efforce d’être proche d’elles, de les rassurer, de les soutenir avec des mots doux, de leur donner du courage, de les armer de patience et de force, même si, moi-même, j’ai désespérément besoin que quelqu’un me soutienne. Dans cette guerre terrible, nous sommes tous égaux, car tous, nous avons tout perdu. Je suis heureuse quand je les vois sourire un peu pendant nos discussions, mais mon cœur se brise fatalement lorsqu’elles tentent de me retenir. « Ne me laisse pas seule ; reviens demain. Comment vais-je trouver les habits du bébé, les couches, le lait ? De la nourriture adaptée pendant ma grossesse ? » Quand je pars, leurs paroles restent gravées en moi ; je porte un poids énorme dans mon cœur.
« Les femmes doivent souvent accoucher sous une tente ou dans une cave, quand les bombardements les terrifient trop, ou rendent impossible l’acheminement d’une ambulance. »
En quoi consiste votre travail quotidien ?
J’assure le suivi de santé des femmes enceintes, ou qui viennent d’accoucher, ou qui allaitent et je soigne les maladies gynécologiques. Nous prescrivons et remettons les traitements nécessaires mais, malheureusement, les blocus font que nous n’avons jamais les médicaments en quantité suffisante. Si une femme ou son nourrisson ont besoin d’être pris en charge, je les oriente vers un des centres ou des relais-santé de PMRS. Je m’occupe aussi de la planification familiale, et échange avec les adolescentes sur les transformations de leurs corps. Je travaille soit dans les centres de santé de PMRS, soit au sein d’une équipe mobile. Je suis souvent en tandem avec mon collègue Hossam, qui est éducateur de santé communautaire. Nous nous rendons dans les abris ou les camps – tous les lieux où vivent les déplacés, comme les écoles par exemple. En prévision de notre venue, il y a toujours un coin qui est aménagé pour que l’on puisse s’asseoir avec les patientes et parler en toute discrétion – les tentes ou les salles de classe où elles vivent sont occupées par plusieurs familles, au moins trois. Il n’y a plus aucune intimité à Gaza. Enfin, il m’arrive de devoir accoucher moi-même une patiente. Malgré la destruction de la plupart des hôpitaux et le manque de matériel, nous nous efforçons de faire accoucher les mamans à la maternité, car enfanter dans un lieu non stérile peut entraîner de graves infections pour la mère et l’enfant. Mais les femmes doivent souvent accoucher sous une tente ou dans une cave, quand les bombardements les terrifient trop, ou rendent impossible l’acheminement d’une ambulance.

« Les enfants naissent avec un poids extrêmement faible. Je vois des enfants d’un an qui semblent avoir à peine quatre mois. »
Quel est la plus grande difficulté auxquelles font face les femmes enceintes ainsi que les jeunes mamans et leurs bébés, aujourd’hui à Gaza ?
C’est la faim. La fermeture des points de passage et la pénurie en compléments alimentaires ont provoqué une malnutrition aiguë. Les enfants naissent avec un poids extrêmement faible. Je vois des enfants d’un an qui semblent avoir à peine quatre mois. Les mamans doivent souvent se résoudre à alimenter leurs nourrissons avec la soupe populaire, qui est inadaptée. Tout cela accroît les retards de croissance et de développement physique chez les fœtus et les enfants. La famine entraîne chez les femmes enceintes de graves problèmes de santé, de l’anémie, de sévères pertes de poids, des vertiges – elles n’ont souvent plus la force de soutenir leur propre ventre. Et si elles trouvent de quoi manger, elles choisiront toujours de se priver pour le donner à leurs enfants. Ces femmes sont épuisées : comme tout Gazaoui, elle doivent marcher de longues distances pour trouver de quoi boire et manger. Et comme nous tous à Gaza, elles boivent de l’eau non filtrée et se lavent à l’eau de mer car les puits d’eau potable sont bombardés par l’armée israélienne. La propagation des maladies de peau, des maladies gynécologiques découlent de l’impossibilité d’avoir une bonne hygiène personnelle. Les maladies, telles que la colite, sont répandues chez les enfants en raison du manque d’eau potable. L’immunité des enfants est également affaiblie par l’utilisation de phosphore blanc par l’armée israélienne.
« La guerre ne se limite pas à tuer ou mutiler des hommes, des femmes et des enfants ; elle touche jusqu’aux fœtus dans le ventre de leur mère, les tuant avant même qu’ils ne voient la lumière du jour. »
Dans quel état d’esprit sont ces femmes enceintes et ces jeunes mamans ?
Leur anxiété est immense et finit par se transformer en maladies chroniques, telles que l’hypertension ou le diabète. Elles sont en grande souffrance psychologique. Leur peur lors des bombardements est décuplée, les déplacements forcés plus inhumains encore. Beaucoup d’entre elles subissent des fausses couches en raison de leurs conditions de vie extrêmes et des bombardements incessants qui entravent l’acheminement de l’aide médicale. La guerre ne se limite pas à tuer ou mutiler des hommes, des femmes et des enfants ; elle touche jusqu’aux fœtus dans le ventre de leur mère, les tuant avant même qu’ils ne voient la lumière du jour. Elles accouchent souvent prématurément à cause du stress extrême. Les traumatismes qu’elles subissent peuvent affecter leur fœtus ou conduire à une dépression post-partum. Mon travail me permet de voir ce qui se passe sur le terrain, je suis au plus près du cœur des mamans. Je suis témoin de leurs souffrances, de leurs difficultés, du désarroi que leur apporte le manque de couches, de lait et de vêtements. J’ai vu, un jour, une mère découper sa propre robe afin de confectionner à son bébé une couche ou une layette. Malgré tout cela, il reste quelque chose d’indestructible à Gaza : l’espoir. Les mères palestiniennes portent sur leurs épaules le poids du monde mais, quand elles donnent naissance à leur enfant, elles sentent que tout est possible à nouveau.

Ces femmes sont bien plus que des patientes pour vous, n’est-ce-pas ?
Ce n’est en effet pas qu’un travail de suivi médical ; des liens forts de confiance se tissent avec les femmes que j’accompagne. Nous nous soutenons. Ce qui m’afflige terriblement, c’est quand je passe dans un campement pour rencontrer une femme dont j’assure le suivi et que je la retrouve avec une main ou une jambe amputée. Ou qu’on m’apprend qu’elle a été tuée. Ça m’est encore arrivé récemment avec une femme que je suivais depuis le début de sa grossesse. Je suis allée directement la voir dans la salle de classe où elle vivait et sa belle-sœur m’a dit qu’elle était morte trois semaines auparavant. Devant elle, j’ai contenu mon émotion, je l’ai consolée, je suis partie. J’ai appris à contrôler mes nerfs et à accueillir le fardeau de toutes les femmes que je soigne. Mais à l’intérieur, j’étais consumée par la tristesse. Dès que je suis sortie, les larmes ont coulé sans que je ne puisse les retenir, tandis que me revenait en mémoire le petit oreiller qu’elle avait brodé pour son bébé à naître. Ce devait être une petite fille et elle m’avait dit : « Je veux l’appeler Jouri ».
Propos recueillis entre le 11 et le 23 juin 2025. Interprétariat : Inès Sudres, Ranim Raji & Naïma El Bouali.

PMRS : UNE PRESENCE DANS TOUTE LA BANDE DE GAZA
Le Secours médical palestinien (PMRS), dans des conditions dramatiques, n’a jamais cessé de porter secours à la population gazaouie et d’assurer son accès aux soins. Dans la seule bande de Gaza, 7400 patients sont soignés chaque jour. Ce sont 7 centres de santé qui fonctionnent, ainsi que 35 relais-santé (dispensaires) installés dans les camps de déplacés. 7 cliniques mobiles permettent aux soignants d’aller dans les zones les plus dangereuses. Les équipes de PMRS fonctionnent aussi en équipes mobiles, afin de se porter au plus près de la population, notamment des personnes qui ne peuvent plus se déplacer. Médecins, spécialistes (notamment en rééducation physique), laborantins, psychologues, infirmières et infirmiers, aides-soignantes et aides-soignants : les professionnelles et professionnels de PMRS apportent à la population une aide sanitaire globale. Pour les enfants, le Secours médical palestinien mobilise aussi de nombreux animateurs. Enfin, un réseau de 60 sage-femmes travaille à Gaza ; Weam est l’une d’elles.