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Gaza : Oday, un soignant loin des siens

Mis à jour le par Pierre Lemarchand
Oday soigne Nour, une « petite fille merveilleuse », qui souffre d’infection respiratoire aigüe.
Oday soigne Nour, une « petite fille merveilleuse », qui souffre d’infection respiratoire aigüe. ©PMRS/SPF

Depuis le 7 octobre 2023, les attentats du Hamas et l’escalade de violence qui s’ensuivit envers les Gazaouis, PMRS (Palestinian Medical Relief Society) œuvre pour venir en aide aux familles victimes de la guerre. Grâce au soutien de son partenaire historique le Secours populaire français, ainsi que de différentes organisations internationales, les 46 équipes de soignants de PMRS réparties sur le territoire de Gaza, dans un contexte terriblement dégradé, maintiennent une offre de santé au plus près d’une population en détresse. Oday, pédiatre de 33 ans, est l’un de ces soignants. Portrait.

Oday Aldabbour ouvre les yeux ; le jour se lève à peine. Comme chaque matin, il lui faut quelques secondes pour réaliser qu’il est ici, dans le sud de la bande de Gaza, à Khan Younes, dans une tente de nylon bleue de 3 mètres sur 3, dans un camp de déplacés. Qu’il n’est pas auprès de sa femme et ses enfants, ses parents, sa famille, dans sa maison dans le nord de Gaza, à Jabaliya. Son foyer, il le sait depuis le 1er avril 2024, est complètement détruit – les photos qu’il a reçues d’un proche resté dans le nord ne laissent aucune place au doute. Il ne reste qu’un tas informe de gravats et, sous ceux-ci, sont enfouis les jours heureux – « J’y ai tant de souvenirs ; nos réunions de famille, tous assemblés autour de la table à manger le vendredi qui est notre jour de congés, me manquent terriblement. » Oday balaie du regard sa tente, ces 9m2 – « une glacière l’hiver et une serre l’été » – auxquels s’est réduit son univers ; le matelas à même le sol, ses vêtements empaquetés dans deux cartons, ses papiers, ses réserves de nourriture dans un sac, une trousse de médicaments et son nécessaire de toilette, le tout fermé en permanence afin de les protéger des insectes qui grouillent et du sable qui s’infiltre partout. « Je passe mon temps à nettoyer ce sable mais c’est un vain combat ». Le trou creusé dans le sol et la chaise fixée au-dessus avec du ciment, en guise de toilettes. « J’ai disposé un paravent, pour avoir un semblant d’intimité. La vie ici est une atteinte constante à la dignité humaine. » 

« J’ai tenté de calmer ma famille alors que j’étais terrorisé moi-même. »

Quand Oday a reçu les photos de sa maison détruite, il était en train de soigner un patient blessé dans le dispensaire que PMRS (le Secours médical palestinien, partenaire historique du Secours populaire) avait installé dans une école de Rafah, à l’extrême sud de la bande. Ils avaient tenté, sa famille, ses parents et lui, de rester dans le nord, malgré les bombardements continus et les injonctions de l’armée israélienne à quitter leurs terres, dans la foulée du 7 octobre 2023, des attentats du Hamas et la guerre qui s’ensuivit. « Début novembre, nos réserves de nourriture étaient épuisées, mais cela n’a pas convaincu mes parents de partir. » La nuit cauchemardesque du 17 novembre 2023, au cours de laquelle leur quartier est bombardé, fera tout basculer. « Les obus ont frappé de plein fouet la maison. J’étais submergé par la peur de voir mourir mes enfants, horrifié par l’ampleur du vacarme. J’ai tenté de calmer ma famille alors que j’étais terrorisé moi-même. Mon père a été blessé au pied, et moi au dos, par des pierres qui volaient depuis la pièce voisine. A six heures du matin, j’ai pansé les blessures de mon père, j’ai pris des anti-douleur et nous nous sommes résolus à quitter la maison. » Oday, sa femme et ses deux enfants, ses parents, les familles de ses frères et sœur entamèrent, cette aube-là, une longue marche vers le sud, rythmée par les checkpoints. « Nous avons marché durant six heures sur des routes en cendres, sans autre choix que tout quitter. Le soir, nous avons dormi dehors, à même le sol. » C’est le lendemain qu’Oday et sa famille atteignirent Rafah.

« Avec les soignants de PMRS, nous sommes liés par l’épreuve qu’est cette guerre et notre volonté de soigner nos patients le mieux possible malgré nos moyens limités. Et nous écoutons. Tous ont besoin de parler, d’être rassurés. »

Oday Aldabbour, pédiatre à PMRS. 
Khan Younès, le 31 octobre 2024
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Comme tous les soignants de PMRS, Oday travaille là où il s’est réfugié. « La guerre a tout bouleversé. Depuis que les centres de PMRS ont été bombardés, nous travaillons dans des centres temporaires, de grandes tentes aux armatures en bois, que nous installons dans les camps de déplacés. Nous œuvrons aussi au sein d’équipes mobiles qui se portent au plus près des familles. » Pédiatre, Oday accueille ou visite, en ces jours d’extrême urgence, tous les patients ; adultes comme enfants, hommes comme femmes – des Gazaouis épuisés, désespérés, en proie à un stress continuel, accueillis par des soignants eux-mêmes soumis à une pression psychologique et une fatigue inhumaines. « Je m’occupe d’une centaine de patients par jour », évalue Oday ; ce sont plus de 6000 qui sont accueillis quotidiennement par les équipes de PMRS dans la bande de Gaza depuis le 7 octobre. « Tous sont en proie à la pauvreté et la dépression, souffrent de maladies ou de blessures que je peine à soulager. Car nous manquons de tout. De nombreux médicaments ne sont plus disponibles à Gaza, nous ne pouvons plus faire d’analyses ni stériliser notre équipement. Il y a des jours où nous n’avons pas même d’électricité. » Le manque de nourriture et de lait infantile amène de nombreux cas de malnutrition ; l’absence de produits d’hygiène ainsi que d’eau potable accélère la propagation des maladies, telles la gale, la varicelle, les infections intestinales, la grippe et l’hépatite A. Aux côtés de ses collègues de PMRS, infirmières, psychologues, gynécologues, dermatologue, ORL, cardiologue et neurologue, Oday se démène. « Nous sommes liés par l’épreuve qu’est cette guerre et par notre volonté de soigner nos patients le mieux possible malgré nos moyens limités. Nous imaginons des traitements alternatifs, notamment pour les cancers. Et nous écoutons. Tous ont grand besoin de parler, d’être rassurés. »

« Chaque jour qui passe me semble une année. »

Oday travaille au sein de PMRS depuis 2018. C’est deux années auparavant, en 2016, qu’il a obtenu son diplôme de médecine générale en Ukraine, à l’université de Dnipropetrovsk. Et c’est là qu’il rencontra Alina, qui devint sa femme et vint s’installer avec lui à Gaza. Puis naquirent Mykhailo et Yana, leurs enfants qui ont aujourd’hui respectivement 7 et 4 ans. L’ambassade d’Ukraine les ont tous trois évacués le 25 novembre 2023 ; aujourd’hui, ils sont protégés au titre de l’asile politique en Allemagne. Si Oday les a poussés à partir, pour que leurs vies demeurent sauves – « ils avaient déjà vu beaucoup trop de cadavres, trop de destructions et trop de sang » –, leur absence demeure une plaie ouverte. « Chaque jour qui passe me semble une année », concède-t-il. « Je n’aurais jamais pensé que nous puissions être séparés. Je me passe en boucle mes souvenirs, quand nous cuisinions avec ma femme, quand j’apprenais à nager à mes enfants dans la mer de Gaza et quand, le jeudi, nous allions nous promener en ville avant de dîner au restaurant – c’était notre rituel. » C’est seul qu’Oday a dû partir à nouveau, le 28 mai 2024, de Rafah vers Khan Younes, où il subsiste aujourd’hui dans le camp d’Al-Qubba, à l’ouest de la ville. « L’armée israélienne a classé la zone comme sûre, mais les bombes continuent de tomber. Il n’existe aucun lieu sûr à Gaza. » En septembre, le centre de PMRS a été bombardé : « J’ai échappé de peu aux éclats d’obus qui volaient autour de nous. Nous avons eu ce jour-là de nombreux blessés. Je me souviens d’un adolescent grièvement blessé au pied ainsi qu’au cou. Avec les infirmières, nous avons réussi à stopper l’hémorragie, avant de le transférer à l’hôpital de Khan Younes. »

« Nous parlons de notre vie passée, de nos rêves et nos espoirs. »

Pour l’équipe de soignants de PMRS, tout est défi – « même notre repas du midi est incertain », lâche Oday. « Nous devons faire la queue pour espérer obtenir une assiette de haricots ou de pois avec du riz. » Comme la population civile de Gaza, ils sont soumis à deux grands défis quotidiens : rester en vie et trouver de quoi se nourrir. « La nourriture se réduit à des conserves de haricots, de pois et parfois de thon. Je suis ici depuis six mois et je n’ai mangé de la viande qu’à trois reprises. Les légumes sont très rares et leurs prix insensés, tout comme les fruits, détaille Oday. J’ai perdu 11 kilos depuis le début de cette guerre. » Cette solidarité qui le lie à ses collègues de PMRS, Oday la retrouve le soir, après sa journée de travail, quand il rentre au camp. « Nous vivons dans des conditions inhumaines, mais nous avons construit des relations fraternelles et nous nous entraidons. Je passe mes soirées avec mes voisins de tente et nous parlons de notre vie passée, de nos rêves et nos espoirs. » Puis c’est le même « rituel » : Oday rentre dans sa tente et appelle sa femme et ses deux enfants, s’assurant qu’ils vont bien, les rassurant de son côté. Puis il se repasse dans la tête les souvenirs des jours perdus, mais aussi les petites victoires qu’il emporte sur la mort chaque jour. Il pense par exemple à Nour, cette « petite fille merveilleuse » qui, comme tous les enfants de Gaza, souffre du froid nocturne, de la surpopulation, de la malnutrition et d’un manque d’immunité chronique. Oday la connaît depuis longtemps car tous deux viennent du nord, de Jabaliya ; il l’a recroisée au fil des exodes à répétition qu’a subi sa famille, à Khan Younes, puis Rafah, puis Deir-Al-Balah. L’histoire de Nour, c’est l’histoire de chaque enfant de Gaza. L’état de santé de la fillette, critique, s’est amélioré ces derniers jours, grâce à un traitement qu’Oday a imaginé pour elle. Il a pu la sauver. Comme ils pu sauver le petit Mazen, souffrant de malnutrition sévère, en procurant à sa maman du lait sans lactose, le seul qu’il puisse ingérer, si difficile à trouver à Gaza. Épuisé, Oday s’endort « d’un sommeil interrompu par les bruits de canons, de missiles ou d’hélicoptères, si ce n’est par des cauchemars. Je suis sans cesse sur le qui-vive, comme un animal. » Mais ses enfants, son épouse et tous les enfants qui, telle Nour, il a écoutés, secourus, soignés, veillent sur lui. Ils sont des étoiles dans le ciel solitaire de ses nuits.

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