Émanciper
Séminaire populaire : Marchandisation de la solidarité : pourquoi est-il urgent de résister ?

« Marchandisation des associations : pourquoi est-il urgent de résister ? » C’est autour de cette interpellation que s’est déroulé le 42e Séminaire populaire, le 26 juin à l’Insep. Les acteurs associatifs constatent des évolutions récentes qui mettent à mal le cadre initial de la loi 1901, qui prévoit principalement l’autonomie de ce secteur par rapport aux pouvoirs publics.
Logique inversée. Les pouvoirs publics fixent des cadres de plus en plus restrictifs, interférant avec le projet associatif de certaines organisations ou substituant aux financements publics classiques, sous forme de dotations sans conditions, des appels à projets contraignants, plus précaires et qui introduisent des logiques du monde de l’entreprise. « En tant que dirigeant du Secours populaire, le sujet on le voit venir, on le ressent sur le terrain », témoigne Nicolas Champion, membre du Secrétariat national du Secours populaire en charge des solidarités en France. Il évoque deux exemples vécus dans sa fédération du Calvados.
« Fini le dialogue, fini le point de vue des associations, juste un appel à projets »
Pendant longtemps, les associations étaient invitées à la préfecture une fois par an pour « faire le point sur la situation de l’aide alimentaire ». Il y a deux ans, ce « lieu d’émergence collective d’une solution est devenu la présentation d’appels à projets », raconte-t-il encore stupéfait : plus de dialogue, plus de présentation des points de vue des différentes associations. « Avec l’appel à projets, le politique a déterminé une problématique, pensé à une solution qui lui convient et choisi un prestataire, associatif ou privé, souvent le moins cher. » La place n’est plus faite à l’engagement citoyen.
Contrat d’engagement républicain. Institué en 2021, celui-ci « permet dans la pratique d’annuler des subventions publiques à des associations si elles ne respectent pas une charte », prévient Chantal Bruneau, vice-présidente du Haut Conseil à la vie associative (HCVA). Cette innovation bureaucratique rend plus incertaine la pérennité des associations, car ces dernières risquent à tout moment de se voir retirer leurs subventions habituelles. Le cas de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur a ainsi été cité : « Une structure qui accompagne localement les jeunes en grande difficulté a vu s’arrêter sa subvention parce qu’elle emploie l’écriture inclusive », rapporte Jean-Philippe Milesy, spécialiste de l’économie sociale et solidaire…
Quelle place pour le contre-pouvoir que constituent les association ?
Pour éviter ce type de bouleversement, des structures s’autocensurent, ne développent plus tous les potentiels de leur projet associatif. « Cette situation n’est pas saine, reprend Chantal Bruneau. Une démocratie vit grâce à ses contre-pouvoirs et à ses citoyens qui s’engagent dans des organisations dont le but est de changer telle ou telle situation. »

« L’Italie est un laboratoire. » La nécessité de résister est d’autant plus prégnante que la France n’est qu’au début d’un processus. L’Italie, elle, s’est engagée plus vite dans la marchandisation et le contrôle par l’État. « L’Italie est un laboratoire. Ce qui est testé dans mon pays s’étend souvent au reste de l’Europe », a prévenu Gianluca Mengozzi, responsable des relations internationales d’ARCI, le partenaire italien du Secours populaire. L’association compte 1,5 million de membres et s’est constituée à travers un réseau de « Casa del popolo » (Maisons du peuple) destiné à proposer des spectacles, l’apprentissage des arts, l’accès aux loisirs aux ouvriers et aux paysans. Des domaines dont ces derniers sont largement exclus quand ne fonctionnent que les règles de l’offre et de la demande.
Un p’tit café aux impôts. Entre 2014 et 2016, le gouvernement Renzi a préparé et fait passer une loi révisant le statut des associations. Elles doivent désormais entrer dans un cadre beaucoup plus strict si elles veulent bénéficier de subventions ou d’exemptions d’impôts qui prennent en compte la spécificité de leur activité. Par exemple, l’argent que dégage la vente de café au comptoir des Maisons du peuple permettait d’équilibrer leurs comptes d’exploitation, cela n’a pas d’autre but que de rendre possible la poursuite de cette activité non lucrative. Depuis la nouvelle loi, cette vente est considérée comme une activité commerciale et à ce titre est désormais soumise à fiscalité.
« L’Italie est un laboratoire. Ce qui y est testé s’étend souvent au reste de l’Europe »
Le bénévolat vu comme du travail gratuit. Les changements introduits par cette loi fragilisent tout le secteur associatif. La loi a aussi introduit le Contrat individuel de bénévolat. Celui-ci peut être passé directement entre une personne qui se porte bénévole et une municipalité, sans passer par une association, pour s’occuper par exemple d’un petit jardin. « Cela transforme le bénévolat en travail gratuit et individuel et se développe surtout dans les secteurs dont les pouvoirs publics se désengagent », souligne Gianluca Mengozzi.
En France aussi, l’État abandonne des secteurs qu’il occupait traditionnellement et fait de la place à des acteurs qui se revendiquent des valeurs associatives mais fonctionnent comme des entreprises. Ces derniers sont apparus dans le domaine de l’aide alimentaire. « On a vu arriver des entreprises de l’économie sociale et solidaire se positionnant comme intermédiaires de collecte qui vendent une prestation auprès des supermarchés consistant à prendre en charge les invendus, à les répartir entre les associations et à relancer les bénévoles pour éditer les reçus fiscaux », explique Nicolas Champion. Résultat, la solidarité n’y gagne rien et les bénévoles perdent le contact avec les commerçants, les supermarchés. Ils perdent aussi en visibilité auprès du grand public…
Un rapport alerte sur la marchandisation du monde associatif
Un rapport important. Retour en France. Un rapport documente l’évolution à laquelle il s’agit de résister : «Entre marchandisation et démarchandisation, un monde associatif à la croisée des chemin.» Publié récemment par le Collectif des associations citoyennes (CAC), il détaille le phénomène de la marchandisation du secteur associatif, qui est le corollaire de la modification des modes de financement. Répondre aux appels à projets place les associations dans une posture de fournisseurs de services.

Cela suppose « d’importer les outils, les pratiques et les valeurs des entreprises privées lucratives directement dans le secteur fonctionnement du secteur associatif », analyse Marianne Langlet, coordinatrice de l’Observatoire citoyen de la marchandisation des associations au sein du CAC. Des modifications dans les pratiques qui affaiblissent la spécificité des associations, les empêchant de proposer un autre mode d’organisation humaine en dehors de celui du marché. « Le risque pour les associations est d’oublier leur objet social, ce pour quoi elles existent, et de voir s’éteindre leur capacité d’indignation. »
Éducation populaire, engagement citoyen, émancipation
Pluralisme. Abandonner le modèle associatif serait d’autant plus malvenu qu’il continue à proposer d’autres modes de pensée. Une place importante a été laissée durant ce séminaire populaire aux interventions de la salle. C’est ainsi qu’a réagi Camille Vega, Secrétaire national du Secours populaire et Secrétaire général de la fédération du Bas-Rhin. Il a relaté une expérience récente dans son département où une commune voulant ouvrir un point d’aide alimentaire avait d’abord rencontré une entreprise de l’économie sociale et solidaire. « Nous avons expliqué notre démarche d’éducation populaire, de création de collectif, d’engagement citoyen, d’émancipation. Finalement, c’est plutôt autour de ça que la mairie s’est orientée », plutôt que vers de la distribution de denrées stricto sensu.
Et les bénévoles dans tout ça ? Sur le terrain, une différence s’observe entre les bénévoles qui savent maîtriser les outils comme les indicateurs nécessaires pour formaliser une réponse aux appels d’offres, puis qui savent en faire un compte rendu ; et les autres bénévoles qui se retrouvent dans la position d’exécutant, sans pouvoir participer à la prise de décision. On retrouve la spécialisation des tâches du secteur privé lucratif. « C’est dommage, parce que lorsqu’on pousse la porte d’une association, c’est parce qu’on a envie de rencontrer des gens, de penser des choses ensemble », relève Marianne Langlet, coordinatrice de l’Observatoire citoyen de la marchandisation des associations.
L’indépendance passe par la règle des trois tiers et par les bénévoles
« Pourquoi résister, c’est assez clair ; mais la question, c’est comment ? Parce que les démarches qui nous sont imposées me semblent insidieuses », demande alors Alain de Gironde, depuis la salle. La première piste est de garantir son autonomie financière. Au Secours populaire, les subventions ou appels à projets se conjuguent avec le mécénat des entreprises et surtout avec la collecte auprès du grand public. « C’est la règle des trois tiers chère à Julien Lauprêtre [feu le président du Secours populaire] », souligne Mario Papi, Trésorier national de l’association.
Autre moyen de résister : bâtir un cadre associatif défendu par les associations partout en Europe. « Au-delà du Secours populaire et au-delà de la France, les associations pourraient échanger sur leurs différentes pratiques et faire la liste des caractéristiques du monde associatif qui nous semblent importantes de faire vivre », propose Henriette Steinberg, Secrétaire générale du Secours populaire, afin de les défendre de manière convergente car le but ultime de l’engagement bénévole reste de favoriser l’émancipation des personnes.