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Pauvreté silencieuse dans le monde agricole

Mis à jour le par Olivier Vilain
Jacques et Laëtitia travaillent dans leur ferme. Malgré des heures de travail, sans vacances, le couple et ses cinq enfants ont besoin de l'aide alimentaire du Secours populaire. ©Jean-Marie Rayapen/SPF

Jacques fait pousser des céréales et Laëtitia, sa femme, élève des poules. Malgré des heures et des heures de travail, sans jamais prendre de vacances, le couple et leurs 5 enfants à charge vivent avec moins d’un SMIC. En raison de leur budget ultraserré, ils vont chercher de quoi manger à la permanence mobile du Secours populaire et bénéficient de la solidarité familiale.

« La Scénic, là, elle est morte. Faut la faire réparer, c’est trop cher. La Berlingot, pas loin, n’a plus d’assurance, donc elle bouge pas. Au fond, l’autre Scénic, achetée 50 euros, sert pour les pièces détachées. La Peugeot 106 sert au transport des outils et des aliments pour les poules. La camionnette, elle, ça se voit qu’elle ne bouge plus depuis longtemps et, devant la porte de la maison, c’est la voiture de papa. » Nolann, 9 ans, montre tour à tour les six véhicules parqués dans la cour de la ferme de ses parents. Leur accumulation répond à une logique simple : cela coûte moins cher à la famille d’acheter un véhicule d’occasion qui a déjà beaucoup roulé, pour 50 à 100 euros, quitte à faire soi-même les petites réparations, plutôt que d’aller au garage quand il faut changer une pièce. « Pièces et main d’œuvre, c’est hors budget », témoigne Laëtitia, la quarantaine, installée depuis 20 ans dans un petit coin des Côtes-d’Armor, quelque part entre la cité médiévale de Dinan et le gros bourg de Loudéac.

Laëtitia et son mari Jacques, c’est l’histoire d’une famille d’agriculteurs qui doit faire appel au Secours populaire pour se nourrir, avec les cinq enfants qui vivent encore avec eux, dans une zone où le train passe rarement et les chemins se tortillent entre les talus herbeux. La famille fait aussi appel à une autre association et reçoit régulièrement des légumes du jardin qu’apportent les parents du mari, qui habitent juste à côté. « Sinon, je ne sais pas comment on ferait », dit l’agricultrice, qui élève des poules. « Ce n’est pas une grande exploitation, je n’ai qu’un seul poulailler avec 26 000 bêtes, c’est pas beaucoup ». Jacques cultive, lui, 25 hectares de maïs, de blé et d’orge. Le couple fait plus de 100 heures de travail hebdomadaire pour gagner moins d’un SMIC, à deux. Malgré cela, le Revenu de solidarité active auquel ils ont droit n’a pas été reçu pendant des mois pour des raisons administratives restées obscures.

« Les heures de travail, on ne les comptes pas. Pour l’argent, au contraire, je note tout sur un petit carnet ! »

« Les heures de travail, on ne les comptes pas sur l’exploitation. Pour l’argent, au contraire, je compte tout sur mon petit carnet. Je suis très très à cheval là-dessus ! » Laëtitia s’arrête momentanément de surveiller le poulet qui mijote dans la cocotte. Elle tourne désormais son dos au large coin cuisine, qui est au fond de la grande pièce qui accueille le visiteur ; et empoigne une des chaises qui entourent la grande table en bois massif, dont les deux extrémités touchent presque les deux murs opposés. Puis, prête à discuter, elle regarde, sur sa droite, en direction de la porte d’entrée, située près de la cheminée dans laquelle plusieurs personnes pourraient se tenir : « L’augmentation des prix, on la sent, c’est clair. On en a pour 400 à 500 euros de gazole. Avant la hausse des prix, je faisais un plein pour 70 euros. Ça me coûte maintenant 100 euros, mais on n’a pas le choix. » L’essence, il en faut pour se rendre aux champs, à 20 km de là, au poulailler, pour emmener les aînés au lycée, pour déposer les plus petits au bus qui les amène à l’école primaire. 

Sous la stabulation, il n'y a plus de vaches depuis longtemps, mais le couple continue de rembourser tant bien que mal l'emprunt contracté pour sa construction. Elle pèse de tout son poids sur les revenus et le niveau de vie de la famille.
Sous la stabulation, il n’y a plus de vaches depuis longtemps, mais le couple continue de rembourser tant bien que mal l’emprunt contracté pour sa construction. Elle pèse sur les revenus et le niveau de vie de la famille.

L’année écoulée, le prix des céréales a augmenté sur les marchés internationaux, permettant au couple de « sortir » un meilleur prix pour les tonnes de blé de maïs et d’orge qu’il a apporté à la coopérative. « Et encore, le prix qu’on en a obtenu n’était pas si bon que ça, une fois qu’on a payé tous les intrants – le gazole pour les tracteurs, les engrais, etc. – qui, dans le même temps, sont devenus beaucoup plus chers », déplore le modeste céréalier. Dans ces conditions, le couple met les factures de côté, quand le compte en banque est dans le rouge, « vers le 25 du mois ». « C’est stressant, mais on n’a pas le choix. On paie par ordre de priorité : la cantine, la garderie, l’assurance des voitures, l’eau, l’électricité. » Dans ce budget hyper-serré, il n’y a pas de place pour l’imprévu. Les grands Kilian, 16 ans, et son frère de 15 ans, les plus petits Nolann et les jumeaux Kendji et Enzo, 7 ans. Ils sont en pleine croissance mais il a fallu attendre les chèques-cadeaux de la Mutuelle sociale agricole, à Noël, pour leur acheter de nouveaux vêtements. 

Avec deux enfants, Laëtitia prend sa voiture pour aller à la permanence mobile du Secours populaire, qui passe tous les 15 jours dans la commune voisine. Elle se gare sur le parking de la salle prêtée par la mairie. « Bonjour », l’accueille Philippe, l’un des trois bénévoles présents, au moment où elle franchit les portes avec sa collection de sacs de courses. Chaque famille a un rendez-vous bien précis. C’est plus discret dans un monde rural où la réputation est très importante. L’idée suivie par les bénévoles avec cette permanence mobile est de mieux couvrir le département. « Nous venons avec une camionnette pour permettre aux personnes en difficulté de prendre ce dont ils ont besoin pour la semaine. Ils ne pourraient pas faire les 50-60 km aller/retour jusqu’à notre permanence de Dinan. Cela représenterait une charge supplémentaire dans leur budget», explique Régis, bénévole. Et les besoins sont là. Depuis trois mois, treize familles passaient dans la salle municipale. « Ces trois dernières semaines, on est monté à 19 familles, sans doute parce que les assistantes sociales, qui les orientent, savent toutes désormais que nous venons ici », explique Philippe.

Un prêt d’ordinateur pour la scolarité des enfants

Laëtitia charge ses lourds sacs dans son coffre, direction la ferme. Sur la table du salon, Kilian est à l’ordinateur. L’appareil a été prêté par le Secours populaire, à la rentrée scolaire 2022. « Au lycée, je suis dans la filière animation pour l’enfance et les personnes âgées. On s’appuie beaucoup sur les ordinateurs, l’informatique. » L’adolescent vérifie régulièrement les devoirs qu’il a à faire en se connectant à Pronote, la plateforme des lycéens. Il prépare ses cours, réalise des diaporamas pour ses examens oraux et remplis des comptes-rendus de travaux pratiques.

Sur la table du salon, Kilian est à l’ordinateur, prêté par le Secours populaire. Il vérifie régulièrement les devoirs à faire en se connectant à la plateforme du lycée et y prépare ses cours et ses examens oraux.
Sur la table du salon, Kilian est à l’ordinateur, prêté par le Secours populaire. Il vérifie régulièrement les devoirs à faire en se connectant à la plateforme du lycée et y prépare ses cours et ses examens oraux.

« Dans ma future profession, on remplit beaucoup de fiches d’activité sur lesquelles je détaille, par exemple, une sortie pour des enfants dans un parc d’accrobranche. On planifie ainsi le nombre d’encadrants, on vérifie que c’est adapté au public visé, les règles de sécurité à suivre, les animations qu’on va proposer, le budget nécessaire… » C’est un outil à maîtriser. Ces fiches sont ensuite discutées avec les professeurs. En plus de ces tâches quotidiennes, ce lycéen sérieux s’est servi de l’ordinateur portable pour rédiger son rapport de stage. « C’est quand même le principal travail que j’ai réalisé avec. » Laëtitia, qui a rangé les denrées ramenées de la permanence mobile du Secours populaire, montre son vieil ordi « qui rame » : « On l’a depuis au moins 14 ans, il tourne sur un vieux Windows qui met une plombe à se connecter à Internet. »

L’éleveuse s’en sert, malgré tout, pour reporter les informations du jour sur les poules, ce qu’elles ont mangé, les pertes, leur poids, les traitements éventuellement apportés, etc. La famille n’a bien sûr pas les moyens d’en acheter un nouveau. « Je ne sais pas comment on fera quand il ne s’allumera plus. C’est pourquoi quand le Secours populaire m’a proposé l’ordi portable, j’ai dit ‘‘oui’’. » « C’est un prêt de matériel, mais à long terme auprès de familles que nous avons sélectionnées », explique Régis, venu rendre une visite. Avant que Laëtitia et Killian ne repartent avec l’appareil, les bénévoles avaient programmé un rendez-vous pour s’assurer que le fonctionnement ne leur poserait pas de problème.

La  famille soumise aux aléas des cours mondiaux

Dans la cour, Jacques a garé le tracteur pour enlever de l’ensileuse, à grands coups d’air comprimé, les derniers grains de maïs, rendus rouges à cause de l’enrobage de pesticides. À chaque jet d’air, un nuage entoure son buste et son visage, les particules rouges s’élèvent et englobent, petit à petit, tout l’arrière du tracteur et de la semeuse. « Les enfants, ne restez pas là. Allez jouer plus loin », leur dit leur père, tout en maniant le tuyau d’air comprimé, qui court derrière lui jusqu’à la stabulation, où le compresseur est abrité. Le bâtiment sert de remise à la moissonneuse et aux autres véhicules agricoles. Mais il n’y a plus de vaches. « Le litre de lait était tombé à 15 centimes, ça ne couvrait pas les frais d’exploitation », grince l’agriculteur.

Les 3 "jardins solidaires" apportent aux libres-services alimentaires du Secours populaire des fruits et légumes, bio, locaux, anti-inflation. Ils sont cultivés par des demandeurs d'asile et des personnes confrontées à la pauvreté et la précarité.
Les 3 « jardins solidaires » apportent aux libres-services alimentaires du Secours populaire des fruits et légumes, bio, locaux, anti-inflation. Ils sont cultivés par des demandeurs d’asile et des personnes confrontées à la pauvreté et la précarité.

Il a tenu pendant des années, mais au moment de réinvestir dans son élevage, la banque a refusé tout prêt supplémentaire. « Maintenant que l’activité laitière est terminée, le prix est remonté à 45 centimes le litre, à ce niveau l’exploitation aurait été rentable. » Les vaches sont parties, mais la dette, principalement contractée pour la construction de la stabulation, est restée. Elle pèse de tout son poids sur les revenus et le niveau de vie de la famille. Entre les piliers en bois massifs, désormais, Laëtitia étend le linge pendant qu’Enzo, Kendji et Nolann jouent à chat, près d’elle, ou se défient à vélo.

« Nous venons livrer en camionnette ce dont les personnes en difficulté ont besoin. Leurs budgets ne leur permettent pas de faire les 50-60 km aller/retour jusqu’à notre permanence de Dinan », explique Régis, bénévole.

Nous livrons en camionnette les personnes en difficulté. Leurs budgets leur interdisent de venir à notre permanence de Dinan

— Régis, bénévole

« C’est un cas assez fréquent », explique Joseph, membre de Solidarité paysan, une association qui aide les exploitants agricoles. Il est aussi le responsable des jardins solidaires du Secours populaire, dont les fruits et légumes agrémentent les paniers des personnes aidées, comme ceux de Laëtitia et son mari. « La valeur de la production des paysans dépend au jour le jour des soubresauts des marchés financiers, sans aucun filtre, sans mécanisme d’amortissement. » Les investissements rentables un jour, peuvent se révéler insoutenables le lendemain. « Les activités comme le lait, les céréales, sont soumises à cette loi de la rentabilité, dont les règles changent tous les jours. Les paysans y sont soumis, mais le végétal et l’animal, eux aussi, le sont dans le cadre de l’agro-industrie. » Pour Joseph, sortir de ce modèle qui serait positif pour tout le monde, « cela mettrait déjà un terme à la misère silencieuse des travailleurs et des travailleuses du monde agricole ».

Joseph est le responsable des "jardins solidaires" du Secours populaire, dont les fruits et légumes agrémentent les paniers de Laëtitia et son mari. Il est aussi membre de Solidarité paysan, une association qui aide les exploitants agricoles.

Joseph est le responsable des « jardins solidaires » du Secours populaire, dont les fruits et légumes agrémentent les paniers de Laëtitia et son mari. 

Autour de la table du salon, Laëtitia se rappelle avec enthousiasme la journée qu’elle a passée avec son mari et leurs fils dans un parc d’attraction, à 30 km de chez eux. « Sinon, cela fait 20 ans que je n’ai pas pris de vacances. » A près de 50 ans, son mari n’est, lui, jamais parti en vacances. « C’est très difficile à organiser et ça ne peut pas être à la période des moissons», dit-il en préparant la cigarette qu’il va aller fumer dans la cour. « Ah, mais on pourrait réfléchir ensemble pour voir parmi les sorties que nous organisons, celles qui vous feraient plaisir, dans un premier temps, dit Régis, en se levant pour partir. Et, pourquoi pas, ensuite, des Journées Bonheur pour vous changer les idées, voire ensuite de petits séjours, à la mer par exemple, elle n’est qu’à 20 km. »

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