Mineurs non accompagnés, des vies en suspens

Ils ont une quinzaine d’années et déjà une existence abîmée par la violence, la maltraitance et le déracinement. Les mineurs étrangers isolés sont aujourd’hui souvent livrés à eux-mêmes dans une Europe qui doit renforcer son devoir de protection envers les enfants.

Mineurs non accompagnés : de l’odyssée à l’exil, des vies en suspens.

Chaque jour, des dizaines d’adolescents et d’adolescentes arrivent en France, espérant trouver un refuge contre la misère ou la dictature qui sévissent chez eux. Leur nombre a doublé au cours de l’année qui s’achève. Ils seraient désormais 25 000, selon les estimations de l’Assemblée des départements de France (1). Par comparaison, en 2010, l’Aide sociale à l’enfance (ASE) avait placé sous sa protection 4 000 « mineurs (étrangers) non accompagnés », selon sa terminologie. Affaiblis, démunis, vulnérables, ils ont tout quitté. Tout. Leur environnement familier, leurs amis, leurs frères et sœurs, leurs parents pour une odyssée qui dure des mois, parfois des années, sur les routes du Sahel, du Maghreb ou du Moyen-Orient, à travers la Méditerranée ou la mer Égée ; puis encore en Europe, cachés, la peur au ventre. Ceux qui échappent à la mort et à mille autres périls sont invariablement victimes de maltraitances, selon les organisations qui leur portent assistance : durant leur exil, ils ont pu être achetés comme des marchandises, séquestrés, battus, privés de nourriture, voire violés.

Posé, réfléchi, Abdoulaï, 17 ans, s’exprime avec une maturité étonnante. Ses yeux doux dégagent une grande force. « Fin 2015, j’ai fait confiance à un homme qui m’a conduit avec d’autres adolescents du Congo-Brazzaville jusqu’ici, à la gare de Caen. Je ne savais même pas où j’étais. Il est parti avec mes papiers en me disant de l’attendre… » Un spasme, les mots ne sortent plus. Orphelin recueilli par sa grand-mère, Abdoulaï a fui il y a deux ans une vague de répression sanglante. Il avait participé à une manifestation contre le pouvoir autoritaire. À Caen, le statut de mineur lui a été refusé. « Le plus dur, c’est le soir quand je n’ai pas de place au 115. Je m’allonge sur un banc de la gare mais sans fermer l’œil, à cause du froid, parfois des insultes racistes, à cause aussi de ce que j’ai vécu pour venir jusqu’ici. Je me dis “à quoi bon’’, ma vie n’a plus de sens. Plusieurs fois, j’ai vraiment voulu en finir », confie-t-il, regardant longuement dans le vague.

Lynchages et torture

Il a rencontré son copain Aboubakar à la permanence psycho-sociale de Médecins du monde. Située en centre-ville, elle est dédiée à l’aide aux jeunes migrants. Grand, élancé, un brin charmeur, Aboubakar raconte spontanément la traversée du Sahara, les compagnons d’infortune qu’il a vus mourir de soif, son séjour en Libye, les chantiers pour payer son passage en Europe et les lynchages sous ses yeux des jeunes à la peau noire comme lui. Le passage dans ce pays est décrit par un rapport de l’Unicef et de l’Organisation internationale pour les migrations comme l’épisode le plus traumatisant pour les mineurs isolés, qui y sont systématiquement victimes de mauvais traitements, voire de torture (2). Mais c’est le passage de la Méditerranée qui hante encore le jeune ivoirien de 16 ans venu d’Abidjan. Trois jours sans dormir sur le boudin d’un canot pneumatique. « Tous les canots sont surchargés et prennent l’eau, tous. » Trois jours de creux et de vagues à se cramponner. De toutes ses forces. « Pour ne pas tomber à la mer, j’étais obligé d’appuyer une jambe sur la tête d’un gars en contrebas. La nuit, par flash, j’entends encore ses cris de douleur. »

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Aboubakar, un Ivoirien de 16 ans, est arrivé
à Caen après un périple traumatisant par la Libye, où il a vu mourir nombre de ses compagnons de route.

Photo : Clarisse Clozier

Leur vie est autant à construire qu’à reconstruire. Chez Médecins du monde, ils reçoivent une aide juridique pour faire reconnaître leur statut de mineur, une orientation dans le parcours de soins et surtout du réconfort. Adeline, Nicolas et Marie-Dominique sont toujours là pour prendre des nouvelles, discuter, évoquer les futures démarches autour d’un café et de quoi goûter. Là, les jeunes exilés peuvent se poser en toute sécurité. Des matelas sont disposés sur les mezzanines qui surplombent les tables agencées au centre du petit local. Chaque jeudi, ils se rendent en tramway au Secours populaire français du Calvados. Pour Nicolas Champion, son responsable : « Nous sommes des généralistes de la solidarité. Nous avons choisi de conjuguer notre savoir-faire avec celui de Médecins du monde, qui est très pointu, pour lutter contre les injustices faites aux migrants et aux réfugiés ; en particulier ceux de moins de 18 ans. » Sur place, Fatima accueille et ouvre les portes d’une véritable caverne d’Ali Baba : des centaines de vêtements sont rangés sur des dizaines d’étagères réparties dans l’immense hangar, où s’activent les bénévoles. « Les jeunes prennent toujours le temps d’essayer, de trier pull-overs, chemises, jeans, chaussures. Ils font très attention à leur image. »

Ne portant qu’un short bleu alors que les températures baissent rapidement dès la fin de l’été, surtout la nuit, Abdel * s’approche et compare plusieurs jeans, avant d’arrêter son choix. Il remercie Fatima et s’éloigne d’un pas léger. Cette dernière guide parmi les rayonnages le petit Rajon, qui est au ralenti à cause du manque de sommeil. Venu du Bangladesh, il parle anglais avec peine. Fatima, aidée par Carline, une autre bénévole, s’adresse à lui dans un mélange de sourires et de gestes doux. « Ces ados sont si gentils. Ça tord le cœur de les voir comme ça, épuisés, vulnérables », résume-t-elle tout en les couvant du regard. « Les gens ne se rendent pas compte. Ces gosses n’ont rien à se mettre », observe Adeline Tréhudic, de Médecins du monde.

C’était le cas d’Abdoulaï, encore partagé entre la colère et l’incompréhension : « J’étais en foyer lors de mon examen pour l’ASE, j’ai passé six mois avec les mêmes habits, dont trois mois sans pouvoir les laver. J’avais des boutons et des plaques sur tout le corps. » Cette fois, il est le seul à avoir demandé un colis de nourriture. C’est Armelle qui l’accompagne vers les grands réfrigérateurs et les étalages du libre-service alimentaire. À deux ils remplissent à ras bord deux sacs de victuailles. « Il y en a vraiment pour une bonne semaine », se réjouit-il.

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Auprès des bénévoles du Secours populaire et de Médecins du monde, les adolescents accueillis trouvent l’empathie et la tendresse qui les aident à affronter des conditions de vie très rudes. Ici, Rajon, dont c’est l’anniversaire ce jour-là, reçoit un chien en peluche des mains de Carline.
Photo : Clarisse Clozier

Avant de partir, Carline apprend que c’est le jour des 16 ans de Rajon. Elle fouille dans des étalages et revient avec un chien en peluche. L’adolescent le serre contre son visage, comme il le faisait avec le petit chien de ses parents, et oublie tout autour de lui. À leur arrivée sur le territoire, ces adolescents sont « en danger », aux yeux de la loi, qui oblige les pouvoirs publics à mettre à l’abri tout mineur dans cette situation – français ou étranger –, en vertu de la Convention internationale des droits de l’enfant, ratifiée par la France en 1990. Mais, loin d’être un temps de répit, l’accueil par les services de l’enfance est souvent une nouvelle épreuve. À l’issue de l’examen administratif de leur situation, l’ASE ne prend en charge que 20 % d’entre eux, puis 20 % supplémentaires sur demande du juge des enfants, après recours (3).

Environ 300 jeunes saisissent chaque année Geneviève Avenard, adjointe au défenseur des droits. Celle-ci relève que dans la plupart des cas ils « font l’objet de suspicion et de méfiance [et] voient leur identité, leur âge, leur histoire et leur parcours remis en cause, voire déniés par leurs interlocuteurs (4). » Cette suspicion est délétère. Grand, carrure athlétique, mâchoire carrée, Keïta en est encore sidéré : « Quand on me dit que je parle trop bien français pour être mineur, que je mens, que je fraude, c’est très dur : tout le monde le parle dans l’ouest de la Côte d’Ivoire », raconte le copain d’Aboubakar et d’Abdoulaï.

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Les mineurs accueillis n’ont parfois que les vêtements qu’ils portent sur le dos.
Ce jour-là, Rajon, dans le vestiaire mis à disposition par le SPF de Caen, ​a trouvé un pantalon à son goût et à sa taille.

Photo : Clarisse Clozier

​Plusieurs associations font le même constat. « La simple analyse de leur apparence physique durant l’entretien – vêtements, pilosité, posture… – suffit parfois à remettre en cause leur minorité et mène à des conclusions totalement subjectives, si ce n’est farfelues », note Médecins du monde dans un document s’appuyant sur des centaines de cas. Pour l’ONG, ces entretiens devraient, comme la loi l’indique, prendre le temps d’examiner les risques en matière de santé, de sécurité ou d’intégrité (traite, exploitation, drogue,…) : l’accueil ne doit pas ressembler à « une variable d’ajustement (…) en fonction des capacités d’accueil (5). »

18 MOIS. C’EST LA MARGE D’ERREUR DES TESTS OSSEUX UTILISÉS POUR DÉTERMINER L’ÂGE D’UN ADOLESCENT.
NON FIABLES ET INDIGNES, ILS DOIVENT ÊTRE ABOLIS SELON LE CONSEIL DE L’EUROPE.

Cadre du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, Véronique Njo s’inquiète de la saturation du système. La protection de l’enfance est à la charge des départements lesquels en retour appellent à l’aide l’État, qui limite les dépenses : « La situation est assez catastrophique, même si elle varie d’un endroit à l’autre. Les capacités d’hébergement sont insuffisantes ; les équipes d’éducateurs, trop restreintes et peu formées au travail interculturel. » Pour elle, il faut d’urgence des moyens supplémentaires. Longtemps marginale, la question de l’accueil des jeunes migrants isolés, des garçons à 95 %, se pose désormais dans toutes les régions.

Dans les méandres des législations européennes

« Nous sommes actifs à Calais depuis 1999. À l’époque, les Kosovars fuyaient la guerre. Puis, les Afghans et les Irakiens sont arrivés », relève Christian Hogard, bénévole du SPF du Pas-de-Calais. Des enfants et des adolescents qui transitent vers l’Europe du Nord les ont rejoints, venant surtout d’Afghanistan, du Pakistan, d’Érythrée, du Soudan. D’autres souhaitent s’établir en France. Ils arrivent d’Afrique francophone (Mali, Guinée, Côte d’Ivoire, Cameroun, les deux Congos).

25 000 MINEURS ÉTRANGERS NON ACCOMPAGNÉS SONT PRÉSENTS EN FRANCE.

Des témoignages et des études des institutions de défense des droits de l’Homme éclairent sur les causes de ces migrations : « Elles sont le produit des conflits au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, de l’état politique et économique des anciennes colonies françaises et d’un ordre économique international injuste », résume Marie-Dominique Frigout de Médecins du monde.

1 800 JEUNES ÉTRANGERS SANS LEURS PARENTS SERAIENT PRÉSENTS
DANS LE SEUL DÉPARTEMENT DE MAYOTTE.

À Caen, les adolescents qui fréquentent l’accueil de jour de l’ONG ont tous introduit un recours juridique pour être mis à l’abri. « Avec des avocats, nous les aidons dans leurs démarches, mais que d’énergie gaspillée, déplore Adeline Tréhudic. En attendant d’être scolarisés, ils doivent se repérer dans les méandres des législations européennes sur l’asile ou la protection infantile. Un casse-tête, même pour des adultes aguerris. » Les jeunes ne manquent pas de ressources. Ils s’accrochent à leurs rêves : retourner à l’école et apprendre un métier, pour plus tard, généralement dans le bâtiment ou la restauration. En attendant que leur situation se débloque, Keïta, Aboubakar et Abdoulaï n’ont souvent « rien à faire d’autre que marcher, marcher et encore marcher ». « J’aimerais tellement aller à la plage, au cinéma », réagit ce dernier.

Les mineurs migrants sont en proie à la solitude et à l’ennui, comme l’a souligné une enquête réalisée en France, en Italie et en Espagne, par le centre d’études Vers le Haut et l’Observatoire des jeunes et de la famille (6).

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Avant de pouvoir être scolarisés et espérer
une vie apaisée, les adolescents doivent mener des démarches compliquées et fastidieuses ​pour obtenir asile et protection en France.

Photo : Clarisse Clozier

« Ils ont tant à apporter »

Plusieurs structures du SPF accompagnent de jeunes migrants pour l’apprentissage du français, comme à Rouen, Nîmes ou Brest. L’association leur propose aussi des loisirs. Le SPF du Maine-et-Loire a emmené cet été une quarantaine de mineurs isolés en Bretagne se changer les idées à la Journée des oubliés des vacances. De son côté, Christian Hogard, bénévole au SPF et responsable du Village Copain du monde de Gravelines, invite tout au long de l’année des dizaines de jeunes exilés et migrants à des sorties, comme à Paris fin septembre, et à des séjours de vacances. Une partie de ces jeunes deviennent bénévoles au SPF. À Angers, à Calais ou à Metz, ils déploient une énergie incroyable. « Ce sont des lions », lance Christian Hogard.

« Ils ont tant à apporter, souligne Marie-Françoise Thull, qui dirige le SPF de Moselle. Il est grand temps que la société dans son ensemble ouvre les yeux et prenne la mesure à la fois des difficultés de ces jeunes et de la chance qu’ils représentent. Il faut apporter une réponse collective. »
 

Mineurs-non-accompagnes-Secours-populaire-Aboubakar

« Pour ne pas tomber à la mer,
j’étais obligé d’appuyer
une jambe sur la tête d’un gars…
La nuit, par flash, j’entends encore
ses cris de douleur », raconte Aboubakar,
16 ans, mineur ​aidé par le SPF de Caen
et Médecins du monde.
Le passage de la Méditerranée
continue de le hanter.


1. « Mineurs non-accompagnés : répondre à l’urgence qui s’installe », rapport du Sénat, 28.06.17
2. « Un voyage épouvantable : sur les routes de la Méditerranée, les enfants et les jeunes exposés à la traite et à l’exploitation », sept. 2017
* Le prénom a été modifié à la demande du mineur.
3. Site Web de la chaîne Public Sénat, 28.06.17
4. « Mineurs non accompagnés : quels besoins et quelles réponses ? » Observatoire national de la protection de l’enfance, février 2017
5. « Des enfants et adolescents en quête de protection », rapport de Médecin du monde 16.08.17
6. « Accueil, besoins et espoirs des mineurs non accompagnés », septembre 2017.

Liens

Témoignages

Je suis arrivé de République démocratique du Congo à l’âge de 17 ans, en 2015. Cela a été très dur d’obtenir mon statut de réfugié, souligne Darliche, 19 ans, qui vit à Caen et fréquente la permanence de Médecins du monde. Devenu majeur, je n’ai plus perçu aucune aide sociale. Je suis encore à l’école, mais je n’ai plus de ressources. Heureusement que je suis hébergé par une amie et j’ai le soutien d’associations. Mon énergie, je la consacre à trouver des stages et des petits boulots pour les vacances et les week-ends. Ce n’est pas facile. J’aimerais aller au cinéma et faire du sport, comme tous les garçons et les filles de mon âge. 

Darliche, 19 ans, vit à Caen et fréquente la permanence de Médecins du monde

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