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Gaza : Weam, une soignante en marche

Mis à jour le par Pierre Lemarchand
Weam Kilani, sage-femme au sein du Secours médical Palestinien (PMRS), dans le camp de Sheikh-Radwan (ville de Gaza), en juillet 2025. En une matinée, elle visite une quinzaine de patientes. ©PMRS/SPF
Weam Kilani, sage-femme au sein du Secours médical Palestinien (PMRS), dans le camp de Sheikh-Radwan (ville de Gaza), en juillet 2025. En une matinée, elle visite une quinzaine de patientes. ©PMRS/SPF

Depuis le 7-Octobre, les soignants du Secours médical palestinien (PMRS), partenaire historique du Secours populaire dans les territoires palestiniens, effectuent leur indispensable travail d’accès aux soins dans des conditions extrêmes. Chaque jour, Weam Kilani, une des sage-femmes du PMRS, se rend dans les camps de la ville de Gaza afin de soutenir femmes enceintes, jeunes mamans et nourrissons. Le temps d’une journée, nous marchons à ses côtés.

« Sois forte, Weam, ne faiblis pas ! ». C’est ce qu’elle se dit tous les matins, après que ses yeux s’ouvrent sur la toile de tente qui la surplombe, rendant les nuits glaciales en hiver et étouffantes l’été. Des nuits qui ne sont plus des nuits, juste de « brefs sommes. Nous ne pouvons pas dormir en raison des raids aériens incessants ». A 4h15, avant l’aurore, elle s’est réveillée en un long hurlement silencieux – comme chaque nuit, depuis qu’à cette heure précise, le 15 mai 2025, une bombe est tombée sur la maison où elle dormait, tuant plusieurs membres de sa famille. Weam se lève, fait sa prière de l’aube et, s’il y a du pain, en mange un morceau ; s’il y a de l’eau, fait sa toilette dans un coin de la tente qu’elle partage avec ses parents, son frère, son épouse et leur fils. « Il n’y a plus d’intimité possible à Gaza. » Puis dit au revoir comme l’on fait ses adieux. « Je me dis qu’il est possible que je ne revienne pas, à cause des bombes qui tombent sans discontinuer. » Elle sort ; les tentes du camp d’Al-Katiba, à perte de vue, forment une mer indifférente et grise, plongeant dans les ruines autour, mangeant jusqu’au bleu du « triste ciel de Gaza ».

« Je les soutiens avec des mots doux. »

Weam revêt son gilet blanc, frappé du signe de PMRS – Palestinian Medical Relief Society, le Secours médical palestinien. Elle est, au sein de cette ONG d’accès aux soins, partenaire historique du Secours populaire dans les territoires palestiniens, l’une des 60 sage-femmes réparties sur la bande de Gaza. Chaque jour, elle rend visite aux femmes enceintes et aux toutes jeunes mamans là où elles se réfugient – dans les abris et les camps, parfois les restes de leurs maisons. Elle s’entretient avec les femmes de planification familiale et les adolescentes des transformations à l’œuvre dans leur corps. Elle soigne les maladies gynécologiques qui se multiplient en raison du manque d’eau potable et d’hygiène, écoute et conseille ; rassure aussi. « Je les soutiens avec des mots doux. » La famine, qui progresse comme une ombre sur Gaza, provoque chez les femmes enceintes anémies ou fausses couches – « elles n’ont plus la force de soutenir leur propre ventre » –, chez les nourrissons retards de croissance. Pour la plupart des familles gazaouies, le seul repas de la journée est une assiette puisée à la « tekyia », la soupe populaire. La peur continuelle des bombardements provoque chez les femmes de Gaza un stress immense et une avalanche de dépressions post-partum. Malgré ces conditions extrêmes et la pénurie de médicaments, son « désir de porter assistance est intact » et son métier continue d’être « une source de bonheur ». Sa seule, et ténue, source de bonheur.

Weam, au cœur des ruines qui parsèment la route de ses tournées. ©PMRS/SPF

Weam se met en marche quand le soleil d’été s’élève dans le ciel. Et tandis qu’elle marche, elle espère. Que les compléments alimentaires (des vitamines, du magnésium, du fer) qu’elle a prescrits auront contrecarré l’anémie de telle femme. Que la pommade aura vaincu la maladie qui dévore la peau de telle autre. Que ce bébé de douze mois, et qui en paraissait quatre, a pris du poids. Que cette jeune maman a gardé le sourire qu’elle avait réussi à faire renaître sur son visage. Tandis qu’elle marche, elle espère qu’elle n’apprendra pas la mort de telle patiente, ou ne retrouvera pas telle autre un bras, une jambe en moins – elle sait que cette nuit, les bombes se sont abattues sur le camp de Sheikh-Radwan, où elle doit passer la matinée, et où l’attend Hossam, son collègue de PMRS, éducateur en santé communautaire. Ils s’installeront dans l’école reconvertie en centre d’hébergement : là, une pièce est dédiée aux consultations. Elle pourra, en toute confidentialité, s’entretenir avec ses patientes. Créer une bulle de cette intimité et cette dignité qu’il convient, à Gaza, de préserver à tout prix. C’est cela aussi, son métier. Weam marche et, tandis qu’elle progresse sur les chemins accidentés, ferme les yeux sur les paysages de désolation qui l’entourent et pense au passé.

« Je suis en exil dans mon propre pays. »

Elle revient aux beaux jours d’avant le 7-Octobre. Elle pense à ce qui n’est plus : sa maison de Beit Lahia « emplie de douceur et de tendresse » et le jardin qui était son refuge – « Je contemplais les vignes, l’oranger et les arbres fruitiers que mon père y avait plantés. J’écoutais les oiseaux, dont le chant me rendait heureuse ». Comme la plupart des familles gazaouies, Weam et les siens ont tout perdu. « Trois tenues, une pour la maison et deux pour sortir, ainsi que ma montre : c’est tout ce qu’il me reste aujourd’hui. » Ses vêtements – « j’aimais beaucoup m’habiller, je le faisais toujours avec soin » –, ses photos, ses papiers, les cadeaux et les souvenirs, sa collection de broderies et de livres – « j’adore les romans et j’en lisais beaucoup » : de cela, et de tant d’autres choses encore, il ne reste plus rien. Elle songe aux études qu’elle poursuivait et au master qu’elle s’apprêtait à passer. Elle pense aux mélanges de noix salées et aux fruits frais que lui ramenait son père et dont elle se régalait. « C’était avant l’occupation, avant que les bombes, les morts, les blessés et les amputés, la famine et la souffrance n’effacent tous nos rêves»

Elle marche comme, depuis le début de la guerre, elle n’a jamais cessé de marcher – en tout, elle a dû fuir le lieu où elle s’était réfugiée sept fois. « Comme tous les Gazaouis, je suis en exil dans mon propre pays. » Les premières semaines, elle est restée dans le Nord. « Ce furent vingt jours où les bombardements n’ont fait que s’intensifier. Comme je suis soignante, je me suis rendue dans les hôpitaux. J’ai vu des choses terribles, j’accueillais les patients en urgence, je transportais les morts et les blessés. Je prenais les enfants dans mes bras, sur mes genoux. » Puis, comme la majorité des Gazaouis, elle est partie vers le Sud, empruntant le corridor de Netzarim vers Rafah. Un drapeau blanc brandi jusqu’au point d’entrée, puis les bras levés, égrenant une prière muette tandis que des corps s’effondraient autour (épuisés ou abattus par les militaires postés dans des quads ou des tanks) sans qu’elle puisse leur porter secours, elle est arrivée de l’autre côté harassée. Les déplacements entre Rafah et Khan Younès se sont ensuivis, parfois dans l’appartement d’amis, le plus souvent sous la tente de fortune d’un campement. Lors de la trêve de janvier 2025, elle est remontée avec ses parents et la famille de son frère dans le Nord, afin de « pouvoir enfin respirer l’odeur de notre terre. Car c’est tout ce à quoi nous aspirons : rentrer à la maison ». A Beit Lahia, Weam s’installe dans la maison de sa tante car celle-ci se situe dans un des rares quartiers où un peu de réseau subsiste. Et pour son métier à PMRS, Weam doit pouvoir être jointe à tout moment.

« Ma mission, c’est d’apporter de l’espoir. »

C’est le 15 mai 2025 que les bombes se sont déversées sur la maison. « Je ne sais pas comment j’ai survécu, qui m’a évacuée. J’ai compris que j’étais en vie et puis j’ai vu ceux qui étaient morts ». Sa grand-tante, sa cousine, son mari et l’enfant dans son ventre – « elle devait accoucher quelques jours plus tard, je l’avais encore examinée la nuit de sa mort ». Le reste de la famille, sa tante, son oncle et ses cousins, sont blessés. Weam se demande où elle a trouvé la force cette nuit-là. De poser un garrot à la voisine, à la jambe arrachée. De réanimer son enfant, yeux et bouche ouverts, en état de choc. Où, la force de le bercer, lui parler, le faire boire, nettoyer son visage ? Où, la force d’appeler les secours ? « Plus tard, je me suis blottie dans les bras de mon père et j’ai pleuré. » La nuit du 15 mai a brisé définitivement quelque chose en elle – « depuis, je suis dévastée » –, mais Weam continue d’avancer. Elle entre dans le camp de Sheikh-Radwan, se rend dans la salle dédiée aux consultations et accueille une première patiente. Elle se penche, prend sa main. « Je suis au plus près du cœur des mamans. » Puis pose son stéthoscope sur la poitrine de son bébé – les battements réguliers qui filtrent de l’appareil la rassurent. Son petit corps est emmailloté dans un lange, que la maman a confectionné avec un morceau de tissu prélevé sur sa propre robe. Si elle le peut, si le blocus se desserre, Weam lui apportera le sac que PMRS prévoit dans ce cas-là : des vêtements pour son enfant, du lait, des couches, des produits d’hygiène. Elle lui prend la main à nouveau. « Ma mission, c’est de soigner, de soulager, mais aussi d’apporter de l’espoir. »

Rien ne peut détruire l’espoir, songe Weam, tandis qu’elle marche, dans l’après-midi brûlant, au cœur des ruines de Gaza. Sa journée est loin d’être finie. Après son travail de sage-femme à PMRS, d’autres tâches l’attendent : faire la lessive dans le petit réservoir d’eau attenant à la tente ; tenter de trouver quelque chose à manger ; cuisiner, s’il y a de la farine, du pain dans le four en terre cuite ; apprendre à lire et écrire à son neveu de 8 ans qui n’est pas allé à l’école depuis si longtemps. Le retour à la tente (« cette tente que je hais ») est toujours une douleur : elle rappelle la perte quand, entre ses quatre pans de toile, est contenu le peu qui reste à sa famille – trois matelas, quelques effets personnels « rangés dans des sacs en prévision de notre prochain déplacement » et des ustensiles de cuisine. « Les voisins sont si proches ; j’entends une mère qui pleure son fils, abattu lors d’une distribution alimentaire. » Ses parents, son frère, son épouse, son neveu et elle se coucheront tôt ce soir : il faut s’emparer de la fin du jour pour dormir un peu avant le début des raids nocturnes des avions. Elle ferme les yeux et pense à sa maison, à l’ombre offerte par l’oranger, aux noix que son père lui glissait dans la main au retour du travail. Elle pense aux mères palestiniennes. « Elles portent sur leurs épaules le poids du monde. Mais dès que les mamans voient leurs enfants, elles sentent que tout est possible à nouveau. »