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« En Haïti on ne se nourrit plus qu’une fois par jour »

Mis à jour le par Pierre Lemarchand
Une femme portant un sac de riz traverse Port-au-Prince dévasté par les affrontements entre gangs et par les manifestations contre la vie chère et le manque de carburant. 27 Octobre 2021. ©Ricardo Arduengo/AFP

Haïti s’enfonce, en des profondeurs vertigineuses, dans une crise politique, économique et sociale. La violence des gangs achève de rendre la vie de la population impossible. Au coeur du chaos, des associations continuent de promouvoir les valeurs humanistes d’entraide et de soutenir les plus pauvres. Parmi elles, on compte les trois partenaires du Secours populaire : l’AHCD, Aquadev et la Congrégation des petites sœurs de Sainte-Thérèse. Leur témoignage, si alarmant soit-il, nous rappelle qu’il est toujours possible d’agir.

« Il ne faut pas que le silence s’installe autour de ce que vit le peuple d’Haïti. Il est important de nous faire le relais de sa souffrance, alerte Martine Canal, présidente de l’association haïtienne AHCD (Association haïtienne des citoyens pour le développement). Nous avons vraiment besoin de savoir qu’il y a des gens qui pensent à nous et qui nous soutiennent dans l’incertitude totale où nous nous trouvons. » Cet appel à l’aide est lancé le 7 octobre 2022, lors d’une rencontre entre le Secours populaire français et ses trois partenaires en Haïti : la fondation Aquadev, la Congrégation des petites sœurs de Sainte-Thérèse (CPSST) et l’AHCD. Le Secours populaire, sachant le pays s’enliser, jour après jour, un peu plus dans le chaos (la violence poussée sur le terreau de la misère ayant pris depuis quelques mois des proportions catastrophiques), avait adressé à ses partenaires, le 20 septembre, un message de soutien. « Nous restons à vos côtés et tentons de prendre notre part dans tout ce qui pourra contribuer à redonner espoir, à restaurer une démarche solidaire et non violente », y exprimait Corinne Makowski, secrétaire nationale.

Un pays non seulement sans avenir, mais sans présent possible

« Nous allons au-devant d’une crise humanitaire sans précédent, lâche, tout net, Max Bordey, président d’Aquadev. Son récit, comme ceux de Martine Canal et de Jean-Jeune Lozama, responsable de projet à la CPSST, évoque une situation dramatique : « La descente aux enfers de toute une nation », pour reprendre les mots bouleversés de Martine Canal. Les gangs armés, qui sévissent depuis des années en Haïti, ont aujourd’hui pris le pouvoir dans un pays où toute gouvernance semble avoir disparu, tout pouvoir en place démissionné, laissant le peuple livré à lui-même – et surtout à la faim, la violence et le désespoir. Ce que nous décrivent nos amis et partenaires haïtiens, ce sont des enfants ne pouvant plus aller à l’école, des malades ne pouvant plus se faire soigner, des routes bloquées et des infrastructures publiques à l’arrêt, une pénurie en carburant, en électricité, en produits alimentaires et en eau potable – un pays non seulement sans avenir, mais sans présent possible.

« Par terre, on ramasse les douilles comme des cailloux »

Les populations, dans les zones urbaines où les gangs multiplient à l’encontre d’une population démunie vols, pillages, rackets et kidnappings, restent terrées chez elles. Sans pour autant être protégées de la violence et de l’arbitraire : « à Port-au-Prince, on compte au moins une centaine de gangs, éclaire Max Bordey. Ils se battent entre eux, les balles perdues traversent les parois des petites maisons de tôle et blessent la population. » Martine Canal ne dit pas autre chose quand elle lance, la gorge nouée : « Nous sommes tous prisonniers chez nous. Car quand on sort, on court le risque de ne jamais rentrer. On peut essuyer des tirs huit heures durant. Par terre, on ramasse les douilles comme des cailloux. » Le pays tout entier est bloqué et c’est jusque dans les campagnes que la crise frappe la population haïtienne : la faim et la soif menacent, ainsi que les maladies. « Le choléra refait surface et nous avons déjà enregistré 200 décès, précise Martine Canal, par ailleurs médecin. Mais ce sont les chiffres des hôpitaux, qui sont à plus de 80 % fermés aujourd’hui. La réalité, c’est que les gens meurent chez eux, au sein de leur communauté. Et le pays est dans un état d’insalubrité qui va à coup sûr occasionner la recrudescence de bon nombre de maladies infectieuses. »

Les spectres menaçants de la soif et de la faim

Le spectre le plus menaçant est celui de la soif et de la faim. La seule manière aujourd’hui de trouver de l’eau est sur le marché noir – et encore faut-il pouvoir ensuite la purifier et la rendre potable. Et pouvoir se rendre en ville : sans essence, c’est tout simplement impossible, d’autant plus que des barrages bloquent les routes aux abords des cités. La nourriture, elle aussi, se raréfie drastiquement : certains produits sont devenus trop chers, d’autres définitivement introuvables. « Les gens n’attendent plus que les fruits soient mûrs: ils mangent les avocats, les mangues tels quels, encore verts, confie Martine Canal. C’est le début de la famine: en Haïti, on ne se nourrit plus qu’une fois par jour, avec ce qu’on trouve. » Malgré cette situation terrible, nos partenaires n’ont jamais cessé d’aider, à leur mesure, la population. « Mais nous manquons de réserves et nous manquons d’argent », résume Jean-Jeune Lozama, en une seule phrase, la situation intenable dans laquelle se débattent la CPSST, l’AHCD et Aquadev. « Nous faisons de notre mieux pour rester au plus près des familles que nous soutenons. Nos bénévoles, malgré l’insécurité et le fait que nos réserves s’épuisent, continuent jusqu’à présent le travail de proximité », ajoute la présidente de l’AHCD.

Le Secours populaire a un rôle crucial à jouer

Le Secours populaire, en mobilisant son réseau de bénévoles pour collecter des moyens financiers, a un rôle crucial à jouer : il peut offrir à ses partenaires haïtiens les moyens de poursuivre ce travail de résistance solidaire – à la violence et au chaos, opposer les valeurs humanistes d’entraide ; pour lutter contre la faim et les maladies, mettre en place des distributions de vivres et de produits d’hygiène. Chacun des trois partenaires est fortement implanté dans des zones où des liens de confiance se sont tissés avec les populations. Aquadev, présent sur la côte entre Corail et Grand-Goâve, travaille depuis longtemps avec les communautés de pêcheurs et marchandes de poissons. Pour celles-ci, des distributions de vivres et de médicaments seront possibles, ainsi que des filtres et des pastilles afin de leur permettre de purifier l’eau. L’AHCD est présente dans plusieurs quartiers populaires et bidonvilles de la banlieue de Port-au-Prince, à Pétion-Ville ou Delmas. Là aussi, pour des milliers de familles, une aide pourra être déployée en eau potable, colis alimentaires et d’hygiène. À l’occasion de ces distributions, les médecins bénévoles de l’AHCD prodigueront des conseils aux communautés afin de les aider à se prémunir contre le choléra. La CPSST, quant à elle, interviendrait au sein et autour d’une de ses maisons d’enfants, implantée dans la zone montagneuse de Beau-Séjour, près de Léogâne. Pour les 400 enfants qui la fréquentent, ainsi que les familles tout autour, des distributions alimentaires seraient effectuées. Des semences seraient aussi remises aux familles et pour les jardins d’enfants, afin que puissent être cultivés des légumes, tels des radis et des salades.

« Nous devons trouver les moyens de les aider car ils ne pourront pas tenir »

« Agir pour les enfants, rappelle Jean-jeune Lozama, est d’autant plus essentiel qu’ils sont aujourd’hui, dès l’âge de 10 ans, recrutés par les gangs qui leur promettent de les sortir de la misère. » Ce dernier ajoute, tandis que la visioconférence entre le Secours populaire et ses trois partenaires touche à sa fin : « Nous sommes éloignés mais nous vous sentons très proches; votre solidarité est très importante pour nous. Il nous importe aussi que vous puissiez relayer notre appel à l’aide car nous sommes dans une souffrance atroce. » Malgré un réseau défectueux et des mots qui parfois se perdent, Martine Canal se fait clairement entendre lorsque, enfin, elle confie : « Les populations sont aux abois. Nous devons trouver les moyens de les aider car ils ne pourront pas tenir. Nous avons l’habitude de faire de la résistance et de trouver les moyens d’agir coûte que coûte. Nous ne pouvons pas baisser les bras. »

En Haïti, on ne se nourrit plus qu’une fois par jour
L’eau est devenue une denrée extrêmement rare en Haïti – Port-au-Prince, 15 septembre 2022. ©Georges Harry Rouzier / AFP

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