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Nona : « De ma fenêtre, je vois le Haut-Karabagh »

Il y a deux ans, fin septembre 2023, l’armée azerbaïdjanaise envahissait la république du Haut-Karabagh et forçait la quasi-totalité de sa population, plus de 100 000 personnes, à tout quitter pour venir se réfugier en Arménie. Nona et sa famille se sont installés dans la région frontalière du Syunik où, accompagnés par l’association Winnet, partenaire arménien du Secours populaire, ils tentent de reconstruire leur vie.
La route est longue pour aller jusqu’à Kornidzor où vit la famille de Nona. Elle serpente au creux de la vallée verdoyante qu’arrose la rivière Vorotan et s’ouvre sur les hautes montagnes du massif du Zanguezour. Kornidzor est le dernier village avant la frontière avec l’Azerbaïdjan, juste après le village troglodyte de Tegh, dans la partie extrême-orientale de l’Arménie – au bout du monde, se dit-on alors, tant les habitations s’espacent au fur et à mesure qu’on s’éloigne de Goris, la deuxième ville principale de la région du Syunik. Ruzana, la directrice de Winnet, connaît bien le chemin : cela fait plus d’un an maintenant que son association soutient Nona et les siens. Ils sont parmi les quelque 100 500 personnes qui ont dû fuir leurs terres du Haut-Karabagh, en septembre 2023, après son invasion par l’armée azerbaïdjanaise. Comme toutes les associations locales, Winnet s’était alors mobilisée pour venir en aide au cortège de familles déracinées et absolument démunies qui avaient, en quelques jours, quelques heures parfois, dû tout quitter sans rien emporter d’autre que quelques vêtements ou une poignée de photos. Ruzana emprunte une petite route de terre puis se gare devant une maison à étage, entourée de jardins potagers et d’une grande serre. C’est la dernière maison avant la frontière. Nona a entendu sa voiture au loin – elle est déjà là, à l’attendre sur le perron, droite dans sa robe légère et couleur nuit, constellée de fleurs blanches.
« J’ai voulu emmener la terre »
Les deux femmes s’embrassent, échangent quelques nouvelles et Ruzana glisse dans la main de Nona un sac empli de produits d’hygiène et de couches pour son petit-fils. Dans les yeux de Nona passent, fugaces, soulagement et gratitude, teintés d’un fond de désespoir. Kamo, son époux, émerge de la serre, les mains emplies de tomates, qu’il offre en retour. La serre que l’homme a construite abrite une forêt luxuriante de fruits et légumes qui font leur fierté – les tomates y côtoient pastèques immenses et rangs fournis de haricots. Les graines de haricots blancs sont la seule chose que Nona et Kamo, lors de l’exil, ont pu apporter de Stepanakert, où ils sont nés, ont grandi et vécu. Kamo dit : « J’ai voulu emmener la terre » – il ne dit pas « graines », il dit bien « terre ». Il se dirige ensuite vers le potager qui borde le pignon. Il plonge sa main profondément dans le sol. « J’ai installé ce jardin ici », explique Kamo, « car c’est ici que la terre est la plus fertile. C’est la même terre noire que dans notre pays, la meilleure terre du monde ». Nona fait signe de la suivre à l’intérieur de la maison, dans la salle de séjour où le café est déjà servi. La maison est vaste mais seules quelques pièces sont investies par le couple ainsi qu’un de leur fils, sa femme et ses trois enfants. Les pièces inoccupées servent à stocker les conserves de légumes, les bocaux de saumure ou à faire sécher les champignons.



La fenêtre ouverte dévoile un paysage somptueux. Un village, accroché à la montagne, surplombe la vallée de l’Hakari : c’est Latchine. Les yeux de Nona s’y fichent puis suivent la longue route qui strie le paysage, du village jusqu’à la frontière arménienne : c’est le corridor de Latchine, qu’empruntèrent tous les exilés artsakhiotes. « En septembre 2023, nous sommes tous venus en Arménie quand le drame est arrivé, commence Nona. Il faut deux heures de route en temps normal pour aller de Stepanakert jusqu’en Arménie mais nous, ça nous a pris deux jours et demi. Toute la famille était serrée dans deux voitures ; on était treize en tout, avec nos trois fils et leurs familles. Ma belle-fille portait son bébé dans les bras et était enceinte. Nous avons vidé les réservoirs et l’une des voitures est tombée en panne d’essence pile à la frontière. » Tandis que Nona raconte cette scène qui les hante, cet épisode qui fit basculer leur vie dans l’incertitude et le malheur, les larmes montent au yeux de Kamo. « Quand nous avons trouvé cette maison, c’est Winnet qui nous ont aidés à l’équiper : les meubles, le réfrigérateur et le four, le chauffe-eau, la vaisselle et les lits, les draps et les couvertures aussi, c’est grâce à Winnet, assure Nona. Nous n’avions rien du tout. »
« Sans Winnet, on n’aurait pas pu survivre »
Avec le soutien du Secours populaire, Winnet a ainsi pu accompagner des dizaines de familles déplacées de force du Haut-Karabagh dans leur installation dans la région du Syunik, aux alentours de Goris où est sise l’association. Ces programmes d’aide humanitaire d’urgence – outre l’accès au logement, des colis de produits alimentaires, d’hygiène ou des bons pour acheter des vêtements ont été distribués – se sont naturellement prolongés par des programmes de soutien psychologique, d’activités culturelles ou de loisirs pour les enfants et adolescents, d’aide à l’insertion sociale et professionnelle, et ce toujours avec le soutien du Secours populaire. Winnet et son partenaire français retrouvèrent alors le cœur battant de leur partenariat : l’autonomisation des femmes en difficulté de la région du Syunik. C’est de cela que Ruzana est venue discuter avec Nona : de l’avenir. D’abord, Winnet va accompagner la famille dans ses efforts pour cultiver la terre, par l’octroi de matériel agricole et de semences, la mise à disposition d’un terrain supplémentaire et une dotation en poules pondeuses. Comme une centaine d’autres femmes du Syunik, en grande précarité et parfois elles aussi arrachées au Haut-Karabagh, Nona intégrera ensuite un parcours de formation en agriculture, en élevage et en gestion et administration. L’objectif est de rompre avec la précarité alimentaire de la famille et lui permettre de tirer des revenus de ses productions. « Je ne vais pas le cacher, il y a des jours où on ne mange pas. Pour nous, ce n’est rien mais pour les enfants ce n’est pas vivable », lâche Nona. « Les petits n’ont pas de jouets, pas la télévision ; nous n’arrivons pas à leur acheter des vêtements », concède-t-elle à regret.
Si leur fils est parvenu à décrocher un emploi – « gardien de nuit à 200 $ par mois, une misère » –, Kamo peine à trouver du travail et cela le désespère. Il regarde son petit-fils cadet, assis sur le tracteur compact qu’il a construit de ses mains. « Je récupère tout, même le moindre boulon, car je me dis que cela pourra toujours servir. Je suis fier de ce tracteur et il va m’être très utile. Sans Winnet, on n’aurait pas pu survivre, je ne les remercierai jamais assez, mais ce que je veux, c’est gagner ma vie avec mon travail. Dans le Haut-Karabagh, j’étais connu pour ça : avec mes mains, je pouvais tout faire, j’ai cette chance-là, d’avoir de telles mains. Ici, elles ne me rapportent plus ; je ne trouve plus de travail. Ce sont de bonnes mains pourtant. » Kamo les tend devant lui, noires du travail accompli sans relâche pour survivre, comptables dans leurs crevasses des épreuves traversées. Les mains de Nona frôlent celles de son mari – même terre incrustée, mêmes fissures profondes – puis se saisissent de son petit-fils le plus jeune qu’elle blottit contre elle. « Nous l’avons appelé Artsakh[1] », précise Kamo. « C’est notre premier petit-enfant à naître en Arménie, alors nous lui avons donné le nom de notre pays. » Nona embrasse le petit garçon. « Il est né à l’hôpital de Erevan, après que sa maman est restée deux mois alitée, explique sa grand-mère. Sa grossesse s’est mal passée après la route du corridor. Il n’a pas grandi comme il aurait fallu dans son ventre. » Elle confie le petit à Ruzana qu’il l’embrasse à son tour, joue avec lui et déclenche chez l’enfant un grand éclat de rire. Artsakh accuse un retard moteur et cérébral et, à bientôt deux ans, il ne marche ni ne parle. « Le petit doit se rendre trois fois par semaine à Goris pour le suivi médical – les soins sont gratuits mais comment payer l’essence ? »

Kamo et Nona dans leur serre. Après une aide matérielle, ils sont accompagnés par Winnet dans le cadre d’un programme de soutien à l’activité agricole. ©JM Rayapen/SPF
Le regard de Nona part à nouveau se perdre dans les paysages montagneux et arborés que sa fenêtre encadre. Dans les plis de ceux-ci repose son passé. « De ma fenêtre, je vois mon pays. Plus que de la souffrance, j’en tire du soulagement, analyse Nona. Notre maison est la plus proche de la route qui mène au Haut-Karabagh. Quand nous pourrons retourner chez nous, nous serons la première famille à retourner à la maison ! », dit-elle d’un ton soudain plus léger, et tout le monde rit autour de la table. L’attachement indéfectible de Nona et sa famille à leur terre natale, leur espoir inaltéré de pouvoir y retourner un jour soulèvent en Ruzana une vague immense de tendresse et d’admiration. « Leur force, leur dignité et leur détermination à reconstruire leur vie en Arménie tout en restant fermement attachés à leurs racines sont profondément émouvantes et inspirantes », songe-t-elle. L’après-midi touche à sa fin, la nuit tombera bientôt. Nona sort du meuble une paire de jumelles. « Avant la tombée de la nuit, je me poste à la fenêtre avec mes jumelles, anticipe-t-elle. Je regarde les maisons vides et, chaque soir, je vois deux soldats qui allument les lumières des maisons et celles de la route. Ils veulent faire croire que c’est habité, que les Azéris se sont installés mais je le sais, moi, qu’il n’y a personne. » Nona sourit. Derrière elle, une affiche du Haut-Karabagh, l’unique décoration qui orne les murs nus de son salon, accroche la lumière du soir. « C’est chez nous. »
[1] L’Artsakh est le mot que les Arméniens utilisent couramment pour dénommer le Haut-Karabagh.

Winnet a été créée en 2009 à Goris par un groupe de femmes pour apporter des solutions aux problèmes que rencontrent les habitantes de la région du Syunik, en particulier celles vivant dans les zones reculées et rurales, en créant un espace qui leur permet de s’exprimer, se rencontrer, être sensibilisées à leurs droits et aidées. Winnet les accompagne dans leur autonomisation économique, via des programmes de formations et d’aide au démarrage de leur activité. Dans le contexte de guerre au Haut-Karabakh depuis 2020, avec le déplacement forcé d’un grand nombre de familles affectées par le conflit, WINNET Goris a adapté son action et participé aux efforts de réponse à l’urgence (aide humanitaire, accès au logement puis insertion professionnelle des femmes, ainsi qu’un soutien psychologique et un accès aux loisirs et la culture pour les adolescents). C’est en décembre 2020 que s’opère la rencontre avec le Secours populaire, via sa fédération du Rhône. Depuis, d’autres fédérations (Vienne, Isère, Gironde, Bas-Rhin, Hérault et Yvelines), ainsi que l’Association nationale, soutiennent les actions de Winnet.