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Sur la plage, des livres et des coquillages

Mis à jour le par Pierre Lemarchand
Des enfants choisissent un livre sur le stand des éditions Rue du monde, lors d’une Journée des oubliés des vacances sur la plage de Cabourg. ©Rue du Monde

« L’été des bouquins solidaires » lie chaque été les éditions Rue du monde et le Secours populaire. Cette opération déclinée dans les librairies permet d’offrir environ 5000 livres aux enfants lors de la Journée des oubliés des vacances. Sa vingtième édition s’intitule « Cent contes pour un été solidaire ». Rencontre avec l’auteur et fondateur des éditions Rue du monde, Alain Serres.

Pouvez-vous présenter « L’été des bouquins solidaires », l’opération qui lie vos éditions Rue du monde et le Secours populaire ?

Notre maison d’édition porte des valeurs humanistes et j’aime que nos livres soient en cohérence avec notre manière d’être au monde. Très tôt, j’ai souhaité que Rue du monde puisse porter une action de solidarité : c’est l’« Été des bouquins solidaires », une opération menée avec les libraires depuis 20 ans. Nous proposons une sélection de livres, dont certains sortent pour l’occasion, et annonçons que pour deux titres vendus, un troisième est remis au Secours populaire qui l’offrira à un enfant qui participe à la Journée des oubliés des vacances. Nous parvenons à offrir 5000 livres chaque année, dont la majeure partie est offerte aux enfants d’Île-de-France sur les plages normandes. Les livres restants sont offerts à Noël. Nous sommes une petite maison d’édition mais nous tenons à apporter notre « grain de sel culturel » à la grande activité du Secours populaire. Je viens d’une famille modeste. Il n’y avait pas beaucoup de moyens à la maison mais nous donnions toujours un billet au Secours populaire. « L’été des bouquins solidaires » prolonge en quelque sorte cette tradition familiale.

« Le monde n’est pas définitif, il est entre les mains des enfants – et les artistes leur en confient les plus belles clés. »

La première référence de votre maison d’édition est un livre que vous avez cosigné avec le dessinateur Pef, Le Grand livre des droits de l’enfant. Il a défini votre ligne éditoriale ?

La Convention des droits de l’enfant envisage avec ambition la place des enfants dans le monde. On ne peut améliorer le cours du monde si l’on n’améliore pas la vie des enfants. Cette première publication a offert une direction. Nos livres n’ont cessé ensuite de résonner avec nos engagements pour la planète et les droits des enfants : l’alimentation, la santé, l’école, la culture, les vacances… et bien sûr le droit au rêve, à l’imaginaire ! Nous avons bâti notre catalogue – environ 650 livres aujourd’hui – sur des valeurs fortes, qui prolongent les rêves de l’enfance : la justice, la liberté. Pour ma part, je revendique, dans le droit fil de l’enfance, le droit à l’utopie, à repenser les choses ! Le monde n’est pas définitif, il est entre les mains des enfants – et les artistes leur en confient les plus belles clés.

Diriez-vous que vous êtes une maison d’édition engagée ?

Ce que je peux dire, c’est que nous ne sommes pas dégagés du monde ! Les deux pieds dans le monde réel, même quand il fait mal. Certains de nos livres évoquent la guerre[1] – ils permettent aux enfants de prendre du recul par rapport à une réalité qu’ils prennent en pleine figure. Si engagement il y a, on peut en citer un : que les livres ne soient pas seulement un loisir mais aussi un lieu de rencontre entre l’enfant et l’adulte. Le livre permet un autre temps : on se pose, on peut aller en profondeur, dire son émotion. La vie quotidienne ne nous en laisse parfois pas le temps.

« Sur la plage, les enfants trouvent des coquillages… et des livres ! »

Cette année, parmi les livres concernés par l’opération figurent de nombreux recueils de contes. Le titre phare de la sélection est Contes des ours et des loups du monde entier[2]. Pourquoi cet accent ?

Le conte est un genre littéraire issu de la tradition orale, fortement marqué par l’histoire des humains, des communautés, des cultures. Ça serait grave s’il y avait une rupture de transmission avec les jeunes générations. Elles ont certes bien d’autres sources de découvertes et de loisirs mais les contes demeurent irremplaçables. Ils ramènent aux mythes fondateurs de l’humanité, à notre lien avec la nature, au vivre-ensemble et parlent autant aux enfants qu’aux adultes. Au fil des ans, nous avons constitué un catalogue très diversifié. Je pense aux Contes de l’olivier[3], qui réunissent des contes arabes et juifs et qui révèlent un grand cousinage entre les deux cultures. Il a été écrit par une grande amie du Secours populaire, Catherine Gendrin. Je pense aussi à ses Contes nomades[4], qui recueillent des histoires sioux, touarègues, mongoles. Si les peuples qui bougent ont un territoire fixe, un patrimoine, c’est leur mémoire ! Pour cette collection de contes, nous avons porté une grande attention aux illustrations, que nous avons souhaitées les plus belles possibles, réalisées par des artistes de grand talent.

En quoi le livre qu’emportera chaque enfant à l’issue de la Journée des oubliés des vacances est-il, à vos yeux, particulièrement important ?

Il est d’abord important parce que nous l’avons fabriqué puis choisi : il est chargé ! Il est important aussi car son contenu est fort et pourra toucher, éveiller, faire rêver cet enfant. Il est enfin un partage avec lui d’un bel objet : les enfants ne sont pas souvent en contact avec le travail d’artistes d’aujourd’hui. Qu’un enfant contemple un dessin qu’un artiste a réalisé pour lui, qu’il le reçoive comme un cadeau, nous ramène aux fondamentaux de la littérature jeunesse et de l’amour du livre.

Vous êtes parfois présent derrière le stand de Rue du monde, lors de la Journée des oubliés des vacances. Quelle impression en gardez-vous ?

Je me disais que les enfants auraient d’autres préoccupations que de choisir un livre sur la plage, qu’ils seraient concentrés sur le pique-nique et le goûter, les petits cadeaux ludiques et surtout la mer, le sable et les copains. Et j’ai été agréablement surpris par le soin que les enfants mettent à choisir un livre. Ils viennent au stand par petits groupes, accompagnés par des bénévoles. Ils y apprennent à choisir un livre : contempler la couverture, la retourner et lire le texte derrière, le feuilleter… C’est extrêmement touchant. Sur la plage, ils trouvent des coquillages… et des livres : j’aime cette idée ! Ma découverte de la Journée des oubliés des vacances m’a inspiré un livre que j’ai écrit avec Pef : Maman, ce soir je te ramène la mer ![5] C’est l’histoire d’un petit garçon qui découvre la mer avec le Secours populaire et est si impressionné qu’il décide de ramener un gros morceau de plage et d’océan à sa maman. On y retrouve tous les ingrédients de cette journée : du départ en car très tôt le matin jusqu’au retour le soir, où certains lisent leur livre. Comme s’ils avaient encore faim : après s’être mangés des vagues et des poignées de sable, ils dévorent leur livre…

« Les livres posent des questions, nous ramènent aux véritables enjeux de notre monde. »

Y a-t-il un souvenir d’une Journée des oubliés des vacances que vous aimeriez partager ?

Je me souviens de deux gamines – deux cousines. Elles réfléchissent longtemps et choisissent le même livre. Je leur propose de prendre deux livres différents afin de se les prêter. Elles réfléchissent à nouveau mais maintiennent leur choix de prendre le même. C’est un album sur une grande figure africaine, Wangari Maathai[6], qui a reçu le prix Nobel de la paix pour son engagement contre la déforestation et qui est surnommée « La femme qui plantait des arbres ». Pour ces deux petites, qui ont des origines africaines, ce n’est certainement pas banal de voir une femme africaine magnifiée sur la couverture d’un livre. Elles tiennent à ramener ce livre chez elles. Cela m’a conforté dans l’idée de réaliser des livres qui ne soient pas d’emblée consensuels mais des livres de « parti-pris ». Je suis heureux qu’à travers ce livre, ces deux enfants aient rencontré cette grande figure. Les enfants en ont besoin je pense : nous avons fait paraître des livres sur Jean Moulin, Missak Manouchian ou encore Nelson Mandela…

Le monde a beaucoup changé depuis que nous avons commencé ce partenariat. Quelle est la place du livre jeunesse aujourd’hui ?

La littérature jeunesse a évolué de manière contradictoire. Elle a acquis ses lettres de noblesse avec de grands auteurs, de nombreux salons et festivals à travers le pays. Mais elle peine encore à se faire une place dans les médias. Aujourd’hui, les enfants sont sollicités par de nombreuses autres formes de découvertes, de loisirs et d’échanges, d’autres outils pour se construire (les jeux vidéo, les séries, les réseaux sociaux…). C’est devenu difficile de les amener dans les bibliothèques et les librairies. Partager des livres demeure plus que jamais un combat et le livre demeure un lieu privilégié pour développer le sens critique. Sans espérance et sans esprit critique, on sait que le pire peut advenir. Les livres posent des questions, nous ramènent aux véritables enjeux de notre monde. Modestement, sur le chemin des enfants, les livres de Rue du Monde tentent d’offrir des boussoles, de poser des pierres. Des pierres de papier !


La question des livres

– Pourquoi y a-t-il toujours des livres

après les livres et encore des livres

comme si Écrire était une infinie galaxie ?

– Parce que si tu mets tes deux mains

en forme de livre ouvert, un nuage

descendra t’offrir son marque-page

en t’éclaboussant, chaque fois,`

d’une toute nouvelle histoire.

Alain Serres (Les coquelicots savent-ils s’ils sont fragiles ? – Éd. Rue du monde)


[1] Tout ce que la guerre déteste, Ximo Abadia, Rue du monde, 2023

[2] Contes des ours et des loups du monde entier, Patrick Fischmann et Bruno Pilorget, Rue du monde, 2023

[3] Les Contes de l’olivier, Catherine Gendrin et Judith Gueyfier, Rue du Monde, 2007

[4] Contes nomades, Catherine Gendrin, Rue du Monde, 2011

[5] Maman, ce soir je te ramène la mer !, Alain Serres et Pef, Rue du Monde, 2019

[6] Wangari Maathai, la femme qui plante des millions d’arbres, Franck Prévot et Aurélia Fronty, Rue du monde, 2011


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