Avec les oubliés du Vexin

Le Secours populaire établit une antenne mobile tous les jeudis dans la commune rurale de Magny-en-Vexin, à la limite du Val-d’Oise et de la Normandie. Une centaine de familles s’appuient sur cette aide pour préserver leur dignité.
Chaque jeudi, l’équipe de bénévoles du Secours populaire de Saint-Ouen-l’Aumône prend la direction de Magny-en-Vexin, une ancienne ville étape sur la route de Rouen à 60 kilomètres de la capitale. « On a le temps de voir défiler les champs de blé, de betteraves et de colza », rigole Pascal au volant du Renault Master, qui ressemble à un camping-car depuis qu’il a été rallongé pour stocker une tonne de denrées alimentaires et qu’un bureau y a été aménagé.
Une fois par semaine, l’équipe établit dans ce gros bourg de 6 000 habitants une antenne mobile, appelée « Solidaribus » dans le vocabulaire du Secours populaire, pour venir en aide aux habitants confrontés à la précarité : femmes isolées avec enfant, actifs en recherche d’emploi, travailleurs handicapés, jeunes et célibataires aux petits boulots à temps partiels, des retraités « aux revenus au ras des pâquerettes », détaille Yves, l’un des deux référents de l’équipe du Solidaribus qui compte dix bénévoles. Il y a deux ans, une quinzaine de familles venaient les retrouver. Désormais, dans cette périphérie rurale du Val-d’Oise, elles sont une centaine. Alors même qu’une autre association est implantée depuis plus longtemps.
« Mon compte est à découvert la plupart du temps »
Chaque semaine, Pascal suivi par Christian, qui conduit une camionnette plus petite, s’engouffrent tous deux dans les rues pavées du 18e siècle, rythmées par les maisons de maître à la Mansart, en pierres de taille et ardoises. Entre les devantures de commerces en tout genre s’insèrent les rideaux de fer invariablement baissés d’une poignée de restaurants et un hôtel dont aucun voyageur ne franchit plus le pas-de-porte.
Des personnes attendent déjà devant le rectangle dépouillé de la salle des fêtes, mise à disposition par la mairie depuis un an. « Laitages, viandes, légumes secs, je ne mange que ce que me fournit le Secours populaire. Je ne peux rien acheter, mon compte est à découvert la plupart du temps », raconte Laura, vendeuse en boulangerie dont le SMIC est grevé par le crédit pour sa voiture, « indispensable » dans cette zone qui n’est plus desservie que par un système de cars dont les horaires restreints sont un sujet de conversation devant le Solidaribus. La jeune brune aux cheveux mi-longs paie aussi l’apurement d’un passif laissé par son ex-compagnon.

« Avec le Solidaribus, nous allons au-devant des familles. Ça change tout au niveau de la relation entre les bénévoles et les personnes aidées, s’enthousiasme Yves, très impliqué : on vient un peu comme l’épicier avec sa camionnette Citroën, dans le temps. Les familles nous voient arriver. Quoi qu’il arrive, on est là tous les jeudis, été comme hiver. Pour elles, c’est un soulagement. » Ça aide Laura, la jeune vendeuse, à « continuer à tenir ». Il lui faudra encore des années de ténacité avant de régler sa situation. Pour l’avenir, elle souhaite juste ne pas être confrontée à de nouveaux coups durs.
Pascal et Christian se sont garés sur le parking, positionnant l’arrière du Renault Master en face de la porte d’entrée de la salle des fêtes, parallèlement au « foyer des anciens ». Les bénévoles déchargent la plus grande partie des denrées. Les gens ont commencé à entrer et se présentent au centre du préfabriqué devant une grande table. Ils sont accueillis par Denise, auprès de qui ils s’acquittent de quelques euros avant d’aller choisir de quoi remplir leurs paniers de courses : café, concentré de tomates, corn-flakes, farine, haricots, huile, maïs, sardines, semoule, thon… Dans le fond de la salle, Fred et Hocine, deux bénévoles de la commune, leur mettent à disposition toute l’épicerie ; sans oublier le chocolat, les friandises et les gâteaux pour les enfants.
« On a fait une petite folie : des cordons bleus pour les petits »
« Vu le prix de la viande, on achète plutôt des saucisses, du jambon, même si hier on a fait une petite folie en prenant des Cordons bleus pour les petits », témoigne Céline, 38 ans, la mère de Lucas et Gabriel, 9 et 6 ans. Cette recette industrielle d’escalope de porc panée, farcie de fromage, représente « une petite folie » pour cette ancienne aide à domicile au RSA et son mari Denis, désormais dans l’incapacité de continuer son activité professionnelle après avoir fait un coma à la suite d’une crise d’asthme survenue dans son atelier de recyclage informatique « avec des poussières partout » : le paquet de Cordons bleus « n’était que pour eux », tempère l’homme de 57 ans :« On a préféré le leur laisser. J’ai été élevé comme ça. »
Les bénévoles soignent l’accueil. Sur le côté de la salle, il y a un coin où discuter en partageant un café assez corsé. « Ici, tout le monde se connaît, tout le monde se retrouve », remarque aussi bien la jeune Laura. Une ambiance conviviale, « ça rassure les gens, ça les met en confiance », se félicite Yves, qui vérifie si les petits gâteaux sont en place. « Pour faire le point sur la situation des gens de manière confidentielle, il y a le compartiment aménagé du Solidaribus », explique Bruno, le secrétaire général de la fédération du Val-d’Oise du Secours populaire, qui vient de saluer tout le monde. Le Secours populaire apporte aussi des vêtements, des produits d’hygiène – dont les prix « se sont envolés » au supermarché du coin – et propose aussi des séjours de vacances à Oléron, en Normandie, en Bretagne ; ou des sorties pour les enfants.
Une aide administrative indispensable
Au fur et à mesure, les relations se nouent, « les gens nous parlent facilement et nous pouvons même les aiguiller pour refaire une demande à la CAF ou s’ils sont bloqués sur leur déclaration d’impôts », confie Yves avec fierté. Si l’entretien n’a pas permis de régler la situation, les bénévoles aiguillent vers le pôle de soutien administratif municipal, « de manière très précise : “Allez voir telle personne dans ce bureau”. » Céline et Denis sont dans ce cas. La famille vient de recevoir un courrier annonçant que le RSA de Céline sera diminué alors que son mari vient tout juste d’apprendre, le matin même, que ses allocations chômage ont été « coupées ». « Alors qu’on a toujours envoyé tous les papiers en temps et en heure », réagit Denis avec une pointe d’exaspération.

Ils ne baissent pas les bras devant ces décisions dont dépend l’équilibre fragile de leur quotidien. « On s’y fait, on les appelle, encore et encore… Je vais encore devoir retourner à Cergy par le car, encore refaire un dossier », lâche Denis, désabusé. Une chose est sûre : ces à-coups administratifs ne facilitent pas la vie du couple. « La première fois que nous sommes venus au Secours populaire, il y a deux ans, c’était parce que je ne touchais pas encore le RSA », explique Céline qui a pu compter sur l’appui des bénévoles pour constituer le dossier. Comme beaucoup d’aides-soignantes, elle a dû abandonner cette profession après s’être « bloqué » le dos, à force de soulever des patients pendant des années. Un sourire apparaît sur son visage rond : elle veut devenir caissière.
Comme Céline et Denis, beaucoup des personnes qui se sont présentées ce jeudi sont dans l’incapacité physique – totale ou partielle – de travailler. C’est le cas de Bouzid, 31 ans. Il est venu à Magny-en-Vexin il y a un an. Ses 900 euros d’allocation adulte handicapé sont insuffisants même s’il vit chez sa sœur, au chômage, et son mari. Avec ses habits blancs qui tranchent avec son chariot de courses rouge vif, le jeune homme se présente à l’arrière du Solidaribus, là où Pascal propose avec gouaille des packs de lait et des conserves pour compléter l’épicerie. « Je travaillais dans une usine d’emballage, se souvient l’ancien ouvrier, qui attend son tour. C’était dur : 48 heures par semaine, travail de nuit. Les douleurs m’empêchaient de dormir, j’ai dû quitter mon poste. Je ne peux plus porter de charges lourdes ni rester debout. »
«Ici, pas de cars après 21 h, ça limite les emplois possibles »
Dans le fond du Solidaribus, Christian tient régulièrement le relais « Écoute santé” qui facilite l’accès aux soins : « Les gens dans la précarité, la santé ne peut pas être une priorité pour eux », relate Christian en faisant référence à des enquêtes statistiques. Pendant l’entretien, il s’assure que les gens sont affiliés à la Sécurité sociale ou bénéficient de l’Aide médicale de l’Etat, sinon il les aide à compléter leurs dossiers. Christian les oriente aussi, si besoin, vers des médecins qui fonctionnent avec le tiers payant ou vers l’hôpital Rothschild pour l’examen des yeux et le fabricant Essilor pour la fourniture de lunettes adaptées à leur vue, grâce à des partenariats passés par le Secours populaire. « Bloqués par l’absence de voiture, par le coût de l’essence, par celui des soins, des gens se retrouvent vraiment dans le cul-de-sac de la vie. Alors c’est très important de trouver des solutions avec eux », remarque Christian, qui a été psychologue du travail avant sa retraite.
Le manque de transport et l’éloignement des villes comme Cergy ou Mantes-La-Jolie limitent les possibilités de se soigner mais aussi les opportunités d’emplois. « Ici, les cars s’arrêtent à 21 h, donc impossible de faire la fermeture d’un restaurant, ça limite les emplois auxquels on peut postuler », avance Steacy, la vingtaine, venue accompagner une amie. La discussion s’engage avec les bénévoles, qui ne l’avaient pas vue depuis longtemps. La jeune femme, qui a un petit tatouage dans le cou, vit maintenant à Montpellier où elle a trouvé une formation dans l’hôtellerie. « Les gens restent ici, en général, y a que des jeunes qui partent. »