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MOBILITÉ : la galère des catégories populaires

Mis à jour le par Olivier Vilain
Voiture Jonathan Périgord
Les prix du logement repoussent les catégories populaires loin des grandes villes et du travail ©Jean-Marie. Rayapen / SPF

DOSSIER. Le marché repousse les catégories populaires toujours plus loin des centres-villes. Des zones souvent mal desservies, obligeant à recourir à la voiture, un mode de transport cher et dont le coût en cas de panne est imprévisible. « Dans ces conditions, les déplacements peuvent être source d’appauvrissement pour les classes moyennes inférieures », explique la sociologue Leslie Belton Chevallier (LIRE l'entretien en fin de dossier). Solidaribus, location de voitures à prix solidaire, etc., le Secours populaire met en œuvre différentes solutions ponctuelles, changeant la vie de Lucie avec une aide financière, lui ayant permis de prendre des leçons de conduite. Elle a ainsi postulé au travail qu'elle visait et s'y rend désormais tous les jours dans sa voiture d'occasion (LIRE son témoignage). Mais d’abord, savez-vous combien de personnes se voient limitées dans leurs déplacements ?

La mobilité sur le fil du rasoir

Éruption régulière de colère au moment des hausses du prix des carburants, fins de mois difficiles, la précarité en matière de mobilité est devenue un enjeu en France. Une situation née de la relégation des catégories populaires toujours plus loin des métropoles qui concentrent les emplois. Mais aussi de l’absence d’alternative à la voiture, notamment par manque de transports collectifs.

Avec 15 millions de personnes contraintes dans leurs déplacements quotidiens, principalement par manque de revenus, de plus en plus de Français connaissent une certaine précarité en matière de mobilité (*). Ce sont 2 millions de plus qu’en 2022, selon la 3e édition du Baromètre des Baromètre des Mobilités du Quotidien.

Une précarité qui se rencontre en banlieue, en ville, à la campagne

Cette précarité se rencontre partout, en ville, en banlieue, à la campagne. Elle concerne toutes les générations, et aussi bien les actifs que les inactifs. Pour bien prendre conscience de son ampleur, l’Observatoire français de la précarité énergétique (ONPE) a rappelé qu’elle dépasse le nombre de personnes concernées par  le fléau de la précarité énergétique.

Comme Cissé, qui vient de terminer un Master 2 en Sciences de l’ingénieur, 5 millions de personnes ne disposent d’aucun moyen pour se déplacer. Venu du Sénégal, il a étudié à Charleville-Mézières : « C’était en alternance. Il fallait que des entreprises m’acceptent en parallèle de mes cours. » Problème : elles sont pour la plupart situées dans des zones industrielles sans transports en commun. « ‘‘Vous avez le permis ?’’ était une question qui revenait tout le temps en entretien. Je répondais ‘‘non’’ et ça me fermait les portes. » Le jeune homme de 29 ans s’est tourné vers le Secours populaire, qui l’a aidé à financer son permis de conduire avec un apport de 800 euros de son partenaire la Fondation Renault. Il s’est acheté une voiture d’occasion et, une fois diplômé, a pu postuler du côté de Dijon.

Un enfant regarde à travers la vitre d'une caravane abandonnée
Signe d’une situation qui s’est dégradée pour cette famille, la vieille caravane des vacances, reste immobile dans le hangar ©Jean-Marie Rayapen / SPF

En dehors de ces situations, le Baromètre des Mobilités dénombre 10 millions de personnes – parmi lesquelles « les demandeurs d’emploi de longue durée » et les foyers dont les revenus sont inférieurs à 1 000 euros par mois – pour qui se déplacer représente un coût très lourd.

« Cette situation découle en grande partie de ce que notre société est construite sur la dépendance à la voiture. Et celle-ci est de plus en plus problématique », souligne Yoann Demoli, sociologue au laboratoire Clersé de l’université Lille 2 et coauteur de l’ouvrage Sociologie de lautomobile. Les ménages populaires sont très souvent contraints d’utiliser leur auto pour aller travailler : 88 % des ouvriers qualifiés de l’industrie prenaient la voiture pour se rendre à leur travail, selon le recensement de 2015. Par comparaison, moins de 60 % des cadres y ont recours car ils « vivent plus souvent en centre-ville et dans les métropoles », constate le sociologue.

Aller au travail, même en l’absence de transports en commun

Sans voiture, Muriel ne pouvait pas se rendre à l’usine où elle travaille. Partant de Dax, elle doit traverser les Landes du nord au sud. Problème : après son divorce, elle n’avait plus de véhicule et encore moins les moyens de s’en acheter un : « Lors de la séparation, monsieur n’avait pas oublié de me transférer le gros des dettes. »

L’ouvrière s’est alors tournée vers le Secours populaire de Dax, qui lui a loué une voiture une centaine d’euros par mois. Juste de quoi couvrir le coût de l’assurance et les frais d’entretien. Les trois comités de Dax, Souston et Capbreton mettent à disposition, à prix coûtant, 5 voitures. Celles-ci sont des occasions, achetées à très faible prix ou données, puis remises en état par un garage solidaire. En fonction des besoins, les locations s’étalent de 3 jours, pour rendre possible une démarche, à 3 mois, le temps que les premiers salaires permettent l’achat d’un véhicule personnel. Pour Muriel, la location s’est étendue sur 9 mois.

Depuis une vingtaine d’années, les Solidaribus se rendent auprès des gens qui ne peuvent pas venir aux permanences d’accueil ©Maïté Baldi / SPF

« Dans les Landes, en dehors des zones touristiques, la population est pauvre et le département s’étend par endroits sur plus de 200 km sans que les zones d’activités soient systématiquement desservies par les transports en commun », résume Yves Ponnies, le secrétaire général du Secours populaire dans les Landes. Dans ce contexte, les demandes de locations viennent en majorité de femmes sans travail ou qui ont des « petits boulots avec des horaires de travail décalés », raconte Yves Ponnies.

L’automobile n’est pas pour autant confinée à un usage professionnel. Elle est aussi utilisée pour les usages domestiques (déposer les enfants à l’école, au sport ; les ramener ; faire les courses…), pour les rendez-vous médicaux, les loisirs, voir les proches, pour partir en vacances ou encore se rendre au Secours populaire. Au Perray-en-Yvelines, Mariana s’est débrouillée pour venir au libre-service alimentaire sans voiture. Les bénévoles l’ont vue pendant de longs mois faire les 5 km à pied depuis son mobile-home, avec Bogdan, qui a aujourd’hui un peu plus de 3 ans. Elle vit en bordure de la forêt de Rambouillet, dans une zone où les bus sont rares. Heureusement, l’un de ses voisins l’emmène en voiture depuis plusieurs mois.

« C’est le budget le plus imprévisible et le plus déstabilisant »

L’année dernière, Nazila a quitté Nîmes quelques jours avec ses deux filles, Lina et Neyssa, lors d’un séjour collectif organisé par le Secours populaire dans la douceur du parc national des Cévennes. Elle s’est confiée, à la descente du car qui a sillonné la vallée du Bonheur  : « Ma voiture est en panne et la faire réparer revient trop cher. Il m’était impossible de venir ici par mes propres moyens », à seulement deux heures de route de chez elle. Il faut bien régler en priorité « mon loyer et mes factures d’électricité », insiste cette jeune femme qui ne percevait, après son divorce récent, que le RSA et les allocations familiales. 

La panne d’une chaudière, d’un réfrigérateur ou d’une machine à laver pèse lourd dans le budget d’un particulier ou d’une famille. La voiture, c’est pire : « La panne automobile peut engendrer des coûts particulièrement importants et mettre en péril le quotidien des ménages qui n’ont pas d’argent de côté », analyse Yoann Demoli. Or, un Français sur deux est dans l’incapacité d’épargner, selon l’édition 2024 du Baromètre Ipsos / Secours populaire de la pauvreté et de la précarité. Il suffit d’un accident, d’une panne, d’une crevaison, d’une casse moteur sur un vieux véhicule acheté à crédit pour basculer dans le rouge. « C’est le poste budgétaire le plus imprévisible et le plus déstabilisant, quand on considère son poids dans le budget familial », poursuit le sociologue.

A Malakoff, aux portes de Paris, la maraude se fait en vélo. Un moyen de transport peu cher, mais qui nécessite la construction de pistes cyclables ©Jean-Marie Rayapen / SPF

La « bagnole » représente le troisième poste de dépenses pour les ménages modestes, derrière le logement et l’alimentation, rapportait l’Insee en 2020. Un budget qui consomme 21 % du revenu disponible des ménages les plus modestes. En 2024, près de 40 % des Français ont exprimé leur difficulté à faire face à leur frais de transport – aussi bien en termes d’essence, d’abonnements au train ou de transports urbains comme le métro – dans le Baromètre Ipsos / Secours populaire de la pauvreté et de la précarité. Une proportion qui monte à près des trois quarts pour les personnes percevant au maximum 1 200 euros par mois.

Un poids qui a été contenu ces dernières années par le recours massif au marché de l’occasion et par le passage au diesel. Un glissement qui les expose à des coûts plus élevés par kilomètre parcouru, ainsi qu’à des législations qui imposent, à terme, de remplacer le parc existant par des véhicules à faible émission, pour le moment hors de prix.

Disposer d’une auto oblige à rogner d’autres budgets

L’entretien de la mécanique, l’assurance et l’achat de carburant imposent aux foyers à bas revenus de rogner sur l’alimentation, l’énergie, le chauffage, les loisirs ou de renoncer à se déplacer. Ce dilemme s’explique souvent par la nécessité de posséder deux voitures par famille et par le coût du logement qui relègue une partie des catégories populaires et de la classe moyenne dans la périphérie des grandes villes, ou dans des zones plus éloignées encore de leurs lieux de travail et des transports en commun. Tout cela « multiplie la vulnérabilité », ajoute Yoann Demoli.

L’auto est d’autant plus utilisée que les transports en commun restent absents d’une partie du territoire : 37 % des Français disent avoir un accès « difficile », voire « très difficile » aux transports en commun. Un chiffre qui monte à 48 % dans le périurbain et à 59 % en zone rurale, selon le Baromètre Ipsos / Secours populaire en 2024. Sans compter que les horaires ou les tarifs ne sont pas toujours adaptés. Ainsi, au Perray-en-Yvelines, le bus ne passe qu’une fois le matin et une autre le soir à proximité du lotissement de Mariana et son voisin Didier. Et encore, en périodes scolaires, sinon ils sont encore plus rares. « Pendant les vacances, cest lenfer », tempête Didier. Quant au train, l’abonnement au TER représente un coût élevé pour un petit salaire. Sans compter les annulations et les retards, la ponctualité a diminué dans la plupart des régions, détournant une partie des usagers.

Associé aux départs en vacances, ici pour un séjour en familles de vacances aux Pays-Bas, le train a néanmoins vu son coût beaucoup augmenter ©Bruno Manno / SPF

Les bénévoles du Secours populaire tentent, à leur échelle, de remédier à cette vulnérabilité. A Mâcon, le Secours populaire finance des cartes de transport. Un système de covoiturage a été mis en place, il y a quelques années, les jours de libre-service alimentaire dans la petite commune de Carhaix-Plouguer (Finistère), connue pour le Festival des Vieilles charrues. « C’étaient des personnes accueillies qui s’étaient organisées. Elles vivaient en caravanes et s’étaient rencontrées au Secours populaire. On leur donnait rendez-vous le même jour », se rappelle Claudine Laporte, la secrétaire générale du comité local.

Elles viennent encore de temps en temps, mais depuis un an, le Secours populaire a mis en place dans le secteur une antenne mobile, appelée Solidaribus, pour aller dans les zones isolées. Les bénévoles y rencontrent beaucoup de femmes seules, des retraitées vivant avec de toutes petites pensions. « Dans le centre de la Bretagne, on a un gros problème de mobilité pour les gens qui vivent éloignés de Brest ou Quimper », ajoute Claudine Laporte. Les logements n’y sont pas chers mais « sans voiture, c’est très compliqué de chercher du travail. »

Avec les Solidaribus, les bénévoles vont auprès des familles

Apparus en Haute-Vienne il y a une vingtaine d’années, les Solidaribus ont été développés dans de nombreux départements : le Secours populaire en compte désormais 57. L’idée est venue du constat qu’une partie des gens ne venaient pas chercher de l’aide parce qu’ils ne peuvent pas se déplacer. Les bénévoles ont donc décidé d’inverser le processus et d’aller apporter la solidarité partout où elle est nécessaire. La plupart apportent une aide généraliste, mais certains sont spécialisés auprès des étudiants ou pour dans les permanences de Santé. Dans l’Ille-et-Vilaine, une équipe sillonne les cantons entre Grand-Fougeray et la Guerche pour aller auprès des gens qui ne peuvent pas se déplacer ou pour qui faire le trajet jusqu’à Rennes reviendrait trop cher. Les bénévoles y assurent un suivi administratif pour aider les personnes en difficulté à faire valoir leurs droits.

La venue de ces antennes mobiles devient un rendez-vous attendu, comme dans le Val-d’Oise : « Avec le Solidaribus, nous allons au-devant des familles. Ça change tout au niveau de la relation entre les bénévoles et les personnes aidées, souligne Yves, l’un des référents de l’équipe qui se rend une fois par semaine à Magny-en-Vexin. On vient un peu comme l’épicier avec sa camionnette Citroën, dans le temps. Les familles nous voient arriver (…) Pour elles, c’est un soulagement. » Au Perray-en-Yvelines, les bénévoles prévoient de faire passer un Solidaribus dans le lotissement où vivent Mariana et Didier.

La question du transport est en train de devenir un enjeu de société avec 15 millions de personnes en difficulté ©Jean-Marie Rayapen / SPF

Dans les centres urbains, les bénévoles déploient une autre approche : le don de vélos. « Nous [les] réparons pour permettre à ceux qui sont démunis d’avoir un vélo à eux », explique la petite Lellya qui est sensible aussi à ce que la « petite reine » participe à la lutte contre la pollution. Avec d’autres enfants et ados vivant à Ajaccio, cette « Copine du Monde » remet en état des vélos qui ont été donnés au Secours populaire, dans le cadre des vélos solidaires. Des études montrent que l’utilisation de vélos redonne de l’autonomie, en particulier aux jeunes ; surtout quand les tours de pédales s’articulent avec les transports en commun.

En Mozelle, le Secours populaire offre ainsi des vélos à des étudiants. Dans la préfecture du Cantal, tout peut se faire à vélo. Dans le nord, à Roubaix, l’atelier de réparation des deux-roues le plus récent a été ouvert récemment par les bénévoles. Sur les flancs du Massif central, un plus ancien est bien rodé à Aurillac. « On organise même des remises à niveau pour les gens qui n’ont pas pédalé depuis longtemps », sourit Patrice Couineau, responsable du Secours populaire dans le Cantal. La précarité en matière de mobilité illustre le fait que la pauvreté ne constitue pas seulement une exclusion de domaine de la consommation, mais qu’elle consiste aussi dans un type de consommation qui rend vulnérable. « Pour les pauvres, tout est plus loin, plus cher et plus lent, résume le sociologue Yves Jouffe. La faiblesse de leurs revenus entame largement leur capacité de mobilité, cette limitation contribuant à son tour à les maintenir dans la précarité. »

(*) La mobilité est l’ensemble des déplacements que les personnes entreprennent pour répondre à leurs besoins de formation et de travail, de vacances et de loisirs, en termes d’achats ou pour obtenir de l’aide, apporter des soins ou se soigner, ou encore entretenir son réseau de connaissances et se cultiver. Le tout s’inscrit dans une géographie et dépend des moyens collectifs et individuels à disposition.

« Pour travailler, il me fallait le permis »

Fin 2022, Lucie perd son mari et doit élever seule ses trois enfants. Problème, pour chercher du travail, elle doit passer son permis et acheter une voiture d’occasion. Grâce à un partenariat avec la Fondation Renault, le Secours populaire lui a fait bénéficier d’une aide de 800 euros pour financer une partie des leçons de conduite. « Maintenant, on peut aller où on veut ! » se réjouit son fils Adrien.

À Moret-sur-Loing, l’auto-école de Stéphane est installée à même le rempart qui marque la limite de la vielle ville, située en Seine-et-Marne, à 80 km de Paris, près de Fontainebleau. C’est aussi loin de la capitale que Beauvais, Compiègne ou Dreux. Passant devant l’auto-école, Lucie – longue veste en jean, petit sac à main beige en bandoulière – aperçoit Stéphane, qui a passé son blouson pour accompagner un motard pour une leçon de conduite.

Elle va à sa rencontre, le salue. Grand sourire, il lui demande de ses nouvelles depuis qu’elle a empoché la fameuse carte rose qui a marqué la fin de son apprentissage de la conduite. « Je suis toujours ravi de revoir d’anciens élèves pour qui la recherche d’emploi dépendait de l’obtention du permis de conduire », assure-t-il, le regard vif, la voix ferme.

Entre février 2023 et mars 2024, ces leçons de conduite ont marqué un nouveau départ pour Lucie, aujourd’hui 44 ans. La jeune femme a perdu son mari fin 2022, emporté en quelques mois par un cancer. Le couple était arrivé du Congo-Brazzaville en 2020 et vivait difficilement avec ses trois enfants dans une seule pièce mise à disposition par un membre de la famille qui avait déjà fait sa vie sur place.

« Quand mon mari est décédé, je venais de terminer ma formation en logistique, mais mes horaires compliqués ne me permettaient pas de m’occuper seule de mes enfants. Le soir, je quittais à 20 heures. C’était impossible. » Il a fallu trouver une solution pour subvenir à ses besoins et à ceux de Maria, 7 ans, d’Adrien, 9 ans, et Gracien, 11 ans.

Son mari, qui était pharmacien, avait une Renault Modus, mais Lucie a préféré s’en séparer : « C’était une abondance de souvenirs qui me ramenaient toujours à mon mari… Ce véhicule représentait aussi des frais alors que je ne pouvais pas l’utiliser. » Elle a alors décidé qu’elle allait devenir aide à domicile, pour la souplesse des horaires. « Pour toutes les commodités de la vie quotidienne, il me fallait le permis » : pour accompagner les enfants à l’école, se rendre régulièrement à l’hôpital pour l’un d’entre eux, faire les courses au supermarché, chercher de l’aide au Secours populaire… Impossible de le faire en bus dans les temps impartis.

800 euros d’aides pour prendre des leçons de conduite

Comme Lucie, 15 millions de personnes sont contraintes dans leurs déplacements quotidiens, selon le Baromètre des mobilités du quotidien. Dans certaines villes, en banlieue ou dans les zones rurales, le manque de transports en commun oblige à se reporter sur la voiture, un mode de transport onéreux qui n’est pas à la portée de tous. Les frais qu’il occasionne commencent par ceux engagés dans les leçons de conduite, qui peuvent se chiffrer jusqu’à 4 000 euros en cas d’échecs répétés à l’examen.

Devant de tels frais, la jeune femme se décide à faire appel au Secours populaire pour obtenir une aide financière pour passer le permis de conduire. En Seine-et-Marne, comme dans 62 autres fédérations départementales, les bénévoles proposent un apport de 800 euros, grâce à un partenariat avec la Fondation Renault. Une somme qui permet de payer, en moyenne, 58 % du prix des leçons de conduite. « Nous sommes partenaires depuis 2021 pour soutenir l’accès au permis de conduire, dans l’objectif de favoriser l’insertion professionnelle des personnes accompagnées par le Secours populaire », souligne Muriel Boga, chargée de gestion de dotations au Secours populaire.

Dans sa Polo datant de 2005, acheté à crédit, Lucie se rend tous les jours autour de Moret-sur-Loing chez les personnes âgées qu’elle assiste ©Jean-Marie Rayapen / SPF

Entre 2021 et 2024, ce programme a représenté 353 000 euros de financements, permettant de soutenir 549 personnes. Le partenariat avec la Fondation Renault a été renouvelé, en fin d’année dernière, et prévoit de consacrer 200 000 euros pour financer 225 permis de conduire pour une période allant de juillet 2025 jusqu’à la fin de 2026. Les personnes qui pourront en bénéficier ne seront plus seulement en cours d’insertion professionnelle, la dotation pourra aussi répondre à « des thématiques comme la lutte contre l’isolement et le soutien en milieu rural », précise Muriel Boga.

Devant la petite résidence HLM où vit la famille, le gazon a été fraîchement coupé. La petite Polo gris métallisé est garée non loin de là. « C’est une vieille. Elle date de 2005. J’ai emprunté 4 000 euros pour l’acheter. Ce que j’apprécie beaucoup, c’est qu’elle consomme peu : 100 euros de sans-plomb 98 suffisent pour le mois si je n’ai pas de grandes distances à faire. » Avec cette voiture, Lucie se rend tous les jours dans les villes autour de Moret-sur-Loing chez les personnes âgées qu’elle assiste dans leur vie quotidienne. « Je travaille depuis février dernier. Cela représente la fin de deux longues années de souffrances pour moi et mes enfants », même si la famille de quatre personnes ne dispose que d’un petit salaire pour vivre.

Lucie roule doucement, l’habitude de conduire des personnes âgées

Pour aller au foot, le mercredi, Gracien enfourche son vélo et file. Mais pour aller à l’école, les trois enfants montent à bord de la Polo. Leur mère les accueille par un joyeux « Bienvenue à bord ! » et les dépose à 8 h 30 tous les matins. « L’avantage, c’est que ça correspond à mes disponibilités », lance la conductrice, fière d’avoir changé la situation de sa petite famille avant la date butoir qu’elle s’était fixée. « J’étais tellement déterminée… » raconte-t-elle en passant la vitesse supérieure. Lucie roule doucement, sans mouvements brusques, l’habitude de conduire des personnes âgées.

La voiture sert aussi à faire les courses, emmener les enfants à l’école, se rendre aux rendez-vous médicaux. « Cela représente la fin de deux longues années de souffrances », dit Lucie ©Jean-Marie Rayapen / SPF

C’est la mairie qui a orienté son mari, quelques mois avant son décès, vers les bénévoles du Secours populaire. Il s’y était rendu pour faire avancer sa demande de HLM. Ce jour-là, quand Lucie est rentrée de sa formation en logistique, à Fontainebleau, elle a découvert « des tas de conserves » sur la table. « Regarde tout ce qu’on m’a donné », lui dit son mari, qui est ensuite allé régulièrement à la permanence d’accueil. Après sa mort, Lucie a reçu un coup de téléphone de Christian, un bénévole qu’elle ne connaissait pas : « Ça fait deux mois que vous n’êtes pas venu. On aimerait savoir si ça va… »

La jeune veuve fond en larmes, lui explique la situation. Au bout du fil, le bénévole comprend que Lucie ne pourra pas venir chercher les denrées alimentaires. « Eh bien, on viendra vous les livrer », lui annonce Christian. Les bénévoles lui ont rapidement proposé l’aide au permis de conduire. Désormais, c’est elle qui se rend au Secours populaire, dans sa petite Polo. Mais ce qui la rend vraiment heureuse, c’est de pouvoir conduire ses enfants à la plaine de jeu de la ville d’Avon, à une quinzaine de kilomètres. « On l’a découvert parce que nos copains y organisent leurs anniversaires. Aucun bus ne nous y emmène. Il fallait que les parents passent nous prendre », explique Adrien, qui porte un t-shirt blanc et des sandalettes. Un grand sourire illumine son visage : « Maintenant, on peut aller où on veut ! »

« Les déplacements peuvent être source d’appauvrissement. »

Leslie Belton Chevallier, sociologue, chargée de recherche du Développement Durable à l’université Gustave-Eiffel

Pourquoi la mobilité est devenue une question aujourdhui ? Est-ce que cela coûte plus cher quavant de se déplacer ?

C’est plus cher, plus difficile car il y a plus de connaissances à maîtriser, avec un nombre d’heures de conduite demandées plus élevé. Globalement, les Français passent le permis de plus en plus tard, faute de moyens ; le coût de cet apprentissage est vraiment très cher en comparaison avec les autres pays européens. Résultat, 14 % de la population en âge d’avoir le permis n’en dispose pas.

Un élément très important qui a accru le coût des déplacements est le développement du logement pavillonnaire. Le mécanisme est très simple : les ménages modestes vont trouver du foncier abordable toujours plus loin des métropoles. Ce mouvement vers le périurbain a accru le problème en allongeant les distances domiciles / travail et fait de la voiture le mode dominant de déplacement à l’échelle du pays.

Dans ces conditions, les déplacements peuvent être source d’appauvrissement pour les classes moyennes inférieures. Il suffit de se rappeler les Gilets jaunes, qui étaient dans cette situation périlleuse : s’être endettés pour devenir propriétaire. Ils étaient devenus dépendants de leur voiture pour payer leurs crédits.

Quelles sont les répercussions de cette organisation spatiale sur les plus pauvres ?

Dans ces espaces périurbains, dans les banlieues ou en zones rurales, la place de la voiture est encore plus centrale. Surtout quand les horaires de travail sont moins standards, comme dans la grande distribution ou le secteur du nettoyage. En outre, de nombreux déplacements sont liés au travail non salarié, que le collectif d’universitaires Rosa Bonheur a appelé « travail de subsistance », qui consiste à effectuer une multitude de petits boulots.

Comment les politiques publiques et la société civile peuvent-elles alléger leffort des catégories populaires ?

Beaucoup d’outils existent : les transports collectifs, la tarification sociale, voire l’entraide familiale ou l’autopartage… Les dispositifs d’insertion comprennent souvent un volet permis de conduire car la voiture est perçue comme un outil permettant de sortir de la précarité. Une variante est la mise à disposition de véhicules dans le cadre de dispositifs solidaires. Favoriser l’apprentissage du vélo est une alternative, surtout avec son électrification, à condition de développer les pistes cyclables et de changer de représentation qui survalorise l’automobile.

« Favoriser l’apprentissage du vélo est une alternative, surtout avec son électrification, à condition de développer les pistes cyclables et de changer de représentation qui survalorise l’automobile » ©Jean-Marie Rayapen / SPF