Rwanda : la nécessité de vivre de nouveau ensemble

Entre avril et juin 1994, le génocide des Tutsi ensanglante le Rwanda. Le Secours populaire, sur place dès l’été, pare à l’urgence et installe ses actions dans la durée. Vingt ans plus tard, le pays revit, ancré dans la volonté de lutter contre l’oubli.

Marché à Kigali. Les Rwandais commencent à découvrir la diversité des produits qu’offre le maraîchage.

Grues et engins hérissent Kigali. Le vrombissement des essaims de mototaxis assourdit le visiteur. La construction d’immeubles, qui abriteront des hôtels et un centre de congrès, confère à la capitale un dynamisme vanté par les panneaux publicitaires. Cette activité fébrile s’étire, par ailleurs, en une double noria d’hommes, de femmes avec leur nourrisson agrippé sur le dos et d’enfants portant, sur la tête ou sur le porte-bagages des bicyclettes, des denrées alimentaires ou autres matériaux : en somme, tout ce qui bâtit le quotidien. Les sourires, les accolades feraient oublier qu’une épouvantable tragédie s’est abattue sur le pays, il y a vingt ans, avec le génocide des Tutsi. Le mémorial de Kigali, où sont gravés sur la roche volcanique noire les noms de quelque 2 000 victimes, celui de Butare au Sud, à la frontière avec le Burundi, qui abrite quelques centaines de photographies, sont là pour le rappeler. Ces sanctuaires de mémoire ont été érigés sur les lieux mêmes des massacres afin d’honorer les victimes de la folie meurtrière, déclenchée le 7 avril 1994, par le gouvernement dominé par les extrémistes du Hutu Power, au point de transformer en tueurs fanatisés des hommes, des femmes, des enfants, parfois au sein de familles où la « mixité » était séculaire. La majorité des victimes, on estime qu’il y a eu entre 800 000 et un million de morts, n’a pu être identifiée, ce qui ajoute à la douleur des rescapés. S’il est possible de recueillir les témoignages d’intellectuels comme celui de Ndoba Gasana ou l’ancien sénateur José Kagabo, issus de la « génération de 73 * », les jeunes, comme Divine, aujourd’hui étudiante et seule survivante avec sa soeur, ont refoulé le traumatisme, occupés à vivre enfin, à fonder une famille, à trouver leur place dans un pays pauvre qu’on a dû relever des ruines, passée l’horreur de la découverte des charniers. Il a fallu parer au plus pressé – aide matérielle et psychologique avec le concours des ONG –, puis entamer l’oeuvre de renaissance des institutions et des infrastructures. Enfin est venu le temps de la justice. Le Rwanda a érigé un modèle inédit, à trois niveaux, en matière de jugements des coupables présumés : procès engagés à l’étranger, selon le principe d’extra-territorialité des crimes contre l’humanité, tribunaux nationaux pour ceux qui ont des responsabilités matérielles ou morales dans le génocide et juridictions populaires. Si de nombreux génocidaires jouissent encore de l’impunité dans les pays où ils ont trouvé refuge, les complices de pillages, de délations se sont retrouvés devant les gacaca (prononcer gatchatcha), assemblées villageoises réunies sur les lieux où furent perpétrées les exactions. De 2005 à 2012, 1 000 gacaca ont instruit près d’un million de dossiers, envoyant aux tribunaux classiques les cas les plus graves. Le choix des gacaca, « herbe douce » en kinyarwanda, reposait sur une tradition, datant de l’époque précoloniale, celle d’aborder la réparation en ramenant l’harmonie et la solidarité au sein de la communauté. Un exercice de la justice connu des anciens et dont avait besoin la nation. Les coupables ont été confrontés à leurs voisins, leurs parents, les yeux dans les yeux, sans la présence de procureurs ni d’avocats. Les sentences prononcées par des jurés choisis par les habitants, eu égard à leur probité, et validées par les tribunaux, sont devenues exécutoires. Les auteurs de petits délits et qui ont avoué leur forfait ont bénéficié de réductions de peines ou ont été condamnés à des travaux d’intérêt collectif.

Le besoin de rebâtir

L’atelier de couture a permis à des femmes de se former aux techniques professionnelles contribuant ainsi à l’amélioration de leurs revenus.

Dans une société qu’on perçoit comme apaisée – est-elle pour autant tout à fait réconciliée ? – le besoin de rebâtir est évident. Le dynamisme se conjugue avec la vitalité de la natalité : on est immédiatement frappé par la jeunesse de la population : 67 % a moins de 20 ans, selon l’enquête démographique et de santé au Rwanda (EDSR), le recensement quinquennal de 2010. On comprend, dès lors, le poids de la tâche, pour un État d’Afrique, pauvre, théâtre, qui plus est, d’un génocide. Il convient d’ajouter aux pertes humaines la destruction des structures administratives, judiciaires, sociales, sanitaires : les personnels de santé et d’éducation furent la cible première des génocidaires. C’est pourquoi le gouvernement a mis en place des programmes volontaristes en matière d’éducation et de santé. Si les chiffres actuels situent le Rwanda dans la moyenne africaine, on note la rapidité avec laquelle des progrès significatifs ont été réalisés. Sur les objectifs du millénaire de 2000, fixés par les instances internationales, le Rwanda est, selon le Fonds des Nations unies pour la population (FNUAP), un des six pays africains qui atteindront, en 2015, l’objectif de 15 % du PIB consacrés aux dépenses de santé (10,8 % en 2011). Sous l’impulsion des autorités, relayées par d’intenses campagnes d’information, l’ensemble de la population adhère volontairement à une mutuelle. Si l’espérance de vie reste basse, la mortalité infantile des moins de 5 ans est passée, selon les recensements de l’EDSR et de l’Organisation mondiale de la santé, de 196 ‰, entre 1995 et 2000, à 118 ‰, en 2010 ; la mortalité maternelle a décru de 1 070 pour 100 000 naissances à 680, durant la même période, soit au niveau affiché par les pays limitrophes (République démocratique du Congo, Ouganda, Tanzanie, Burundi), avec parfois des résultats meilleurs. Concernant l’épidémie du VIH, dont l’Afrique détient le sinistre record, le Rwanda, d’après Onusida, affiche des données des plus encourageantes, avec une prévalence de 2,9 %, contre 5 % en 2003, quand elle est de 21,5 % en Afrique du Sud, ou de 6,5 % en Ouganda, par exemple. Quant à la vaccination, tant pour les maladies courantes que pour les pathologies endémiques, elle concerne 98 % des nourrissons. Ce volontarisme a également été appliqué à l’éducation. Cependant, la scolarisation, assurée pour la quasi-totalité des enfants en primaire, s’étiole au-delà de ce niveau ; 29 % d’enfants intègrent ensuite le circuit d’une production essentiellement agricole. On peut toutefois dire que ces deux priorités sociales ont bien été prises en compte.

Reconstitution du cheptel

L’accès à l’eau potable se dresse comme un vaste défi dans la lutte contre des maladies telles que la dysenterie, le choléra ou le paludisme. Aujourd’hui, villageois et citadins des quartiers défavorisés ont recours aux fontaines publiques pour remplir des bidons qu’il leur faut parfois transporter sur de longues distances (seuls 20 % des foyers ont l’eau courante, d’après l’Autorité de l’énergie et de l’eau). Au-delà des statistiques, qui fournissent une appréciation globale, le Rwanda ne présente pas les symptômes de la misère extrême, celle des gamins en haillons, qui peuplent les rues de nombreux pays en développement ou émergents. Certes, la dénutrition sévit, mais les efforts consentis en matière d’alimentation, de diversification des cultures, éveillent l’espoir d’une amélioration durable. Les campagnes menées par les autorités et les ONG permettent l’implantation de cultures vivrières remplaçant les monocultures imposées par le colonialisme. Les plantes maraîchères (choux, carottes, tomates), le riz, les fruits (agrumes, prunes du Japon), remplacent les caféiers dans les champs et accompagnent le manioc, les haricots, le maïs, sur les tables. Ainsi, des adultes connaissent le plaisir de croquer, pour la première fois, dans une carotte tout en apprenant les bienfaits d’une alimentation variée. Les laitages devraient faire l’objet d’une attention prochaine. La reconstitution du cheptel, décimé durant le génocide, exige des investissements lourds : achat d’animaux, location de terres pour la pâture et le fourrage. Le Rwanda est un chantier où poussent les villas des nouveaux riches ; le maigre parc automobile, flambant neuf, rutile de voitures 4 × 4, alors que la bicyclette, souvent utilisée comme vélo-taxi, reste peu accessible.

« Pays des mille collines »

La bicyclette, rare encore, fait office de moyen de transport ou de vélo-taxi.

La création rapide et massive d’emplois constitue, pour le pays pauvre en ressources du sous-sol, un des principaux défis. La croissance démographique (2 % par an) exige une optimisation de la production agricole, un développement des activités industrielles et de services. Ces deux dernières filières souffrent d’un manque de connaissances et d’un apprentissage insuffisant des techniques nouvelles. Le Rwanda, paradis verdoyant à la terre généreuse, offre, par sa situation géographique, des avantages qui l’orientent naturellement vers le tourisme : température, paysages ondoyants qui justifient son surnom de « Pays des mille collines », flore luxuriante et faune réputée pour ses gorilles. Le sport, un des vecteurs de création de liens sociaux après 1994, constitue un autre atout. Le président de la fédération de cyclisme, Aimable Bayingana, souligne la ferveur populaire qu’éveille le Tour du Rwanda et la fierté avec laquelle sont accueillies les victoires des coureurs rwandais, ailleurs en Afrique. La toute nouvelle réputation du cyclisme national attire désormais – autre signe du changement d’image du pays – des étrangers, pour des stages, sous l’égide de l’ancien professionnel des États- Unis, Jack Boyer, au camp d’entraînement de la fédération, à Musanze, au Nord. Aujourd’hui, rappelle Ndoba Gasana, la notion de « rwandité » a remplacé celle d’« ethnicité » qui impliquait, jusqu’au génocide, la mention de l’ethnie sur les documents d’identité. Après la pacification, un débat oppose ceux qui préconisent de tourner la page et ceux qui parient sur l’examen de l’histoire et des faits, fussentils traumatisants, afin que plus jamais ne se reproduise pareille tragédie.

* Opposants persécutés après le coup d’État de Juvénal Habyarimana qui durent s’exiler. Nombre de ceux qui, parmi eux, ont échappé au génocide sont rentrés à partir de 1995 pour participer à la reconstruction du pays.