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Italie : la solidarité en résistance

Mis à jour le par Pierre Lemarchand
Les enfants des réfugiés installés à Riace sont pour la plupart nés dans le village qui a accueilli leurs parents. ©Mariana Balzano/SPF

Les 5 et 6 mai, une mission du SPF s’est rendue en Italie, à Riace, afin de découvrir la ludothèque réhabilitée et garnie de livres et de jouets grâce à son soutien. ARCI et ARCS, partenaires du SPF en Italie, accompagnent les actions de Mimmo Lucano, l’ancien maire de ce village pauvre de Calabre, pour accueillir et intégrer les migrants-réfugiés, a fortiori depuis que l’homme a été condamné pour « délit de solidarité » par la justice italienne. Reportage.

« Benvenuto a Riace » (Bienvenue à Riace) : ce sont sur ces mots que Domenico « Mimmo » Lucano accueille les membres de la mission du Secours populaire français venus le rencontrer ces 5 et 6 mai 2022. Henriette Steinberg, secrétaire générale, Mario Papi, trésorier national et Rose-Marie Papi, élue au Bureau national, sont émus : l’homme, condamné cet automne à la peine extrême de 13 ans de prison et 500 000 € d’amende pour « crime de solidarité », est un des grands justes de notre époque. Ses actions, saluées par le Haut-Commissariat aux réfugiés de l’ONU, lui valurent de remporter le prix international Dresde pour la paix en 2017 pour l’accueil et l’intégration de 550 réfugiés dans le village de Riace, dont il fut le maire durant quatorze années. « Le Secours populaire se reconnaît parfaitement dans l’idéal qui vous anime et le combat que vous menez », lui assure Henriette Steinberg. Par l’intermédiaire de ses partenaires italiens ARCI (Association italienne de loisirs et de culture) et ARCS (son association soeur qui oeuvre pour la solidarité internationale), qui accompagnent l’action de l’association « Città Future » (Ville future) de Mimmo Lucano, le Secours populaire a souhaité lui apporter, à trois semaines à peine de son procès en appel, son soutien concret et chaleureux. En l’occurrence, par le financement de la rénovation et l’équipement de la ludothèque qui accueille les enfants des familles réfugiées de Riace.

« Nous avons porté un message au monde entier »

« Benvenuto a Riace » : ces mots, Mimmo les a prononcés pour la première fois en 1998, quand s’abîmait près de la côte de son village l’embarcation de 200 Kurdes. Ce militant des droits humains coordonne alors l’élan de solidarité des villageois qui accueillent ces hommes, ces femmes et ces enfants persécutés et revitalise ainsi la tradition d’accueil de la Calabre, que la crise économique et l’emprise de la mafia entravent. Il crée l’association Città Futura qui lui permet de préempter les maisons désertées par leurs habitants, partis chercher fortune dans le nord de l’Italie ou à l’étranger, afin d’y loger les familles migrantes. C’est le début du « Village global », l’utopie que l’Italien met définitivement en place quand il devient maire de Riace en 2004. Pour ceux qui fuient la guerre et la misère, Riace devient un havre possible et, du village, ils dessinent le futur. « Nous avons porté un message au monde entier, résume Mimmo. Nous avons agi de manière concrète et spontanée pour venir en aide à des hommes, des femmes et des enfants qui ont redonné vie au village. Grâce à eux, j’ai pu faire mon travail de maire : faire fonctionner une crèche et une école, redynamiser les commerces, faire vivre une communauté. Mon histoire n’est pas une histoire criminelle ; elle répond à une nécessité éthique et respecte les principes de la Constitution italienne, écrite avec le sang versé de la Résistance. »

Quand Mimmo parle, ses yeux se ferment, ses rides se creusent et ses mains dansent – ce sont des mains de travailleur, épaisses et caleuses, les mains d’un artisan qui a forgé, des décennies durant, un modèle social et solidaire inédit, une communauté multiculturelle et heureuse. Son arrestation à l’automne 2018 pour aide à l’immigration clandestine, son interdiction de séjour à Riace durant des mois et l’arrivée au pouvoir d’un maire soutenu par l’extrême droite, sont un coup terrible. « Ma condamnation a été dramatique pour ma famille mais a permis un élan de solidarité et de dons qui ont permis au Village global de survivre », tempère-t-il. Città Futura, avec l’aide administrative de ARCI et ARCS, reçoit en effet le soutien de fondations et associations de tous pays, tel le Secours populaire français. « Dans ce petit bout de terre qu’est Riace est recueilli le monde entier », songe l’ancien maire. Le village, posé au sommet d’une colline que les mufliers avivent de leur teinte parme, est situé à la confluence des mers Ionienne et Adriatique et des derniers contreforts de la chaîne montagneuse des Apennins. Ici, c’est le bout de l’Italie, l’extrémité de la botte – un coup de pied donné au repli sur soi et une porte ouverte sur le monde.

Italie : la solidarité en résistance
Les ateliers artisanaux, animés par des réfugiés et perpétuant les savoir-faire traditionnels de Calabre, sont nombreux à Riace. ©Mariana Balzano/SPF

« On cultive ici le respect de la vie »

Dans le sillage de Mimmo, les bénévoles du Secours populaire, d’ARCI et de ARCS s’engouffrent dans les ruelles de Riace, laissant les enfants – Fevo, Aman, Ramos, Omar, Anderson, Jonathan… certains nés ici, d’autres à des milliers de kilomètres – à leur partie de football. Bientôt apparaît l’atelier de tissage : comme la dizaine d’autres ateliers impulsés par Città Futura, il permet aux personnes réfugiées de vivre de leur travail tout en nourrissant les traditions locales de leurs savoir-faire. « L’objectif n’est pas de gagner de l’argent mais de permettre à ces femmes qui ont fui la violence et la guerre de se reconstruire », précise Mimmo. Quatre métiers à tisser occupent la grande pièce : sur deux d’entre eux travaillent la Camerounaise Rosine et la Ghanéenne Tahira. Les deux autres métiers seront pourvus par deux femmes afghanes attendues à la fin du mois de mai. Formées par les aînées du village, les tisserandes utilisent, selon la coutume calabraise, la fibre du genêt. Les ateliers de broderie, de verrerie, de céramique ou de menuiserie offrent le même sentiment de sérénité et de dignité mêlées.

Si la condamnation de Mimmo et l’hostilité de la nouvelle municipalité à l’utopie du Village Global a mis fin à certains projets de Città Futura, de nombreux demeurent néanmoins. Ainsi en va-t-il du jardin coopératif Martin Luther King, où travaillent détenus en réinsertion et migrants. Dans le grand carré aménagé au cœur de la plaine, les rangs d’aubergines, de piments ou de tomates sont autant de lignes de fuite, d’horizons à tracer. Les onze agriculteurs, des graines qu’ils sèment aux légumes qu’ils récoltent et aux bocaux qu’ils confectionnent, maîtrisent toute la chaîne et tissent avec le consommateur un lien sans intermédiaire. « On cultive ici le respect de la vie des compagnons qui travaillent comme des citoyens qui consomment, à travers une agriculture sans poison », éclaire le coordinateur du jardin, Maurizio. Domenico et Salvatore ont su y reconstruire une vie sans crime, hors de l’orbite de la mafia, tandis qu’Antony et Grace, qui ont fui le Nigeria, ont pu régulariser leur situation et imaginer un avenir ici, en Calabre, loin des bidonvilles du nord du pays, et un traitement possible pour la grave maladie de Grace – « mi amore », comme l’appelle Antony, en un italien encore hésitant et avec une tendresse infinie.

Italie : la solidarité en résistance
Le jardin coopératif Martin Luther King, à Riace, et ceux qui le cultivent : Grace, Maurizio, Giuseppe, Antony et Domenico. ©Mariana Balzano/SPF

« Ensemble, nous pouvons ouvrir un chemin »

Sur la longue table, qui occupe toute la pièce principale de la taverne, les mets – boulettes d’aubergine, ricotta, mandarines, saucisse sèche… – sont disposés. Tous ont été produits par les maraîchers, fromagers ou boulangers de la coopérative et des ateliers. « Ici, on appelle ça un repas kilomètre zéro ! », s’amuse Mimmo. Sur les pains ronds et la tomme de brebis subsiste les empreintes de doigts des travailleurs de Riace – l’indispensable et irremplaçable touche humaine. Les bénévoles de Città Futura, d’ARCI, d’ARCS et du Secours populaire partagent le repas avec les enfants de la crèche de Riace. Joy, nigériane et Antonella, kurde, en sont les cantinières ; Mamma, du Nigeria, l’animatrice et Lemlem, originaire d’Éthiopie, la coordinatrice et médiatrice culturelle. Cette dernière dépose sur la table occupée par les enfants des saladiers emplis de mandarines épluchées. De l’utopie du Village Global, elle semble l’icône. Exilée d’Éthiopie encore enfant, elle grandit dans les camps du Soudan puis de Lybie. « J’ai passé cinq ans en Lybie et ce furent cinq ans de souffrance. Je préférais mourir brutalement en mer plutôt que mourir à petit feu en Lybie », se souvient Lemlem, l’émotion toujours à vif. Elle aborde les côtes italiennes avec ses deux jeunes enfants en 2004 et, après trois mois de désespoir dans un centre de rétention, est envoyée à Riace, l’année de la première élection de Mimmo Lucano. « J’ai la citoyenneté italienne aujourd’hui ! Cela fait presque 20 ans que je vis à Riace, c’est mon foyer à présent. Mes enfants y ont été à l’école, au collège, au lycée. A présent, mes deux fils vont à l’université », confie-t-elle.

Les enfants, rassasiés, se retrouvent tous dans l’ancien palais, à l’étage duquel sont installés les bureaux de Città Futura ainsi que la bibliothèque (où se déroule également l’accompagnement scolaire) et la ludothèque qui occupent deux grandes pièces en enfilade. Ce sont elles qui ont été rénovées grâce à l’apport du Secours populaire : les peintures fraîches, les fenêtres neuves, l’électricité aux normes et l’installation d’une petite salle de toilette en attestent. Des jeux, ainsi que de nombreux livres jeunesse et du matériel d’arts plastiques ont pu être achetés. Sur les murs se détachent un poème de Gandhi, les dix droits de l’enfant ainsi qu’un planisphère. Afghans, Béninois, Erythréens… c’est le même sourire qui éclaire leur visage quand ils se voient offrir un cadeau, la même concentration pour ôter le papier de leur bonbon, la même excitation quand une fête se profile.  « Le don du Secours populaire à Città Futura, témoigne Filippo Sestito, l’un des responsables d’ARCI, est un signe de confiance ; ensemble nous sommes résolus à construire une autre manière de vivre ensemble. » Henriette Steinberg lui répond : « Le SPF ne peut pas tout régler, pas plus que vous. Mais, ensemble, nous pouvons ouvrir un chemin ». Sur celui-ci, le Secours populaire se tient aux côtés d’ARCI et ARCS pour soutenir le combat humaniste de Mimmo Lucano. La secrétaire générale du SPF annonce une aide supplémentaire de 5000 euros, afin de contribuer à consolider ou initier de nouveaux ateliers artisanaux. De la parole au geste, la solidarité ouvre le plus court des chemins.

Italie : la solidarité en résistance
Domenico Lucano, dans son village d’enfance Riace, le 5 mai 2022. ©Mariana Balzano/SPF

Les enfants sont rassemblés sur la petite place. Ils dessinent, dansent, courent, rient. « C’est peut-être cela, la plus belle œuvre de Mimmo : faire résonner des rires d’enfants dans un village qui n’en avait presque plus », glisse Gianluca Mengozzi, président de ARCS. Alba, bénévole de Città Futura, les a maquillés. D’une enceinte, posée sur une volée de marches pierreuses, filtrent des comptines. Les enfants font bientôt la ronde. Le soleil décline dans le ciel tandis que leur chant s’élève : « Una sardina si inventarono una maniera per entrare in una scarpa » (« Une sardine a trouvé le moyen d’entrer le pied dans une chaussure »). C’est un soir ordinaire sur la Terre, où aucune idée ne semble irréalisable, aucun combat perdu d’avance. C’est un soir ordinaire à Riace et le monde suit son cours, porteur de ses miracles et ses drames – ce même 6 mai, tandis que s’inaugurait dans la joie le renouveau de la ludothèque, une embarcation de réfugiés sombrait dans la mer Ionienne, au large de Riace et emportait dans la mort quatre de ses passagers. Pour ceux-ci, pour les centaines de vies perdues en mer Méditerranée chaque année, se tenir avec ses partenaires ARCI et ARCS aux côtés de Mimmo Lucano et des réfugiés de Riace est, pour le Secours populaire, impérieux.

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