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Colombie : deux femmes construisent la paix

Mis à jour le par Pierre Lemarchand
Patricia (à g.) est une ex-combattante des FARC. Elle est aujourd’hui « leader de paix » au sein de sa communauté. Oneida (à dr.) a fondé Alterpaz en 2012 pour promouvoir au sein de la société colombienne les valeurs de paix.
Patricia (à g.) est une ex-combattante des FARC. Elle est aujourd’hui « leader de paix » au sein de sa communauté. Oneida (à dr.) a fondé Alterpaz en 2012 pour promouvoir au sein de la société colombienne les valeurs de paix.

La Colombie a été en proie à des conflits armés à partir de 1948. Depuis 2016, les accords passées entre les groupes paramilitaires dont les FARC – Forces armées révolutionnaires de Colombie – et l’État ont installé une paix fragile. L’association Alterpaz, partenaire colombien du Secours populaire, œuvre pour la consolider, à travers un programme de réinsertion économique des ex-guérilleras et de réconciliation sociale. Rencontre avec deux femmes engagées d’Alterpaz, à l’occasion de la Journée mondiale de la paix, ce 20 septembre.

Oneida, présidente d’Alterpaz
« Ces femmes n’avaient jamais fait que la guerre. »

Oneida Gerardo, vous êtes la présidente de l’association Alterpaz. Quel est le chemin qui vous y a menée ?
J’ai des origines paysannes et ma famille et moi avons souffert de la guérilla. Mes grands-parents maternels et paternels ont été déplacés par les groupes paramilitaires. C’est comme ça que mes deux grands-mères se sont rencontrées et sont devenues amies. Elles ont partagé leurs souffrances – l’exil, les viols, les massacres dont elles ont été témoins, ça les a rapprochées. L’une d’elle est toujours en vie ; elle a 92 ans et fait toujours des cauchemars. C’est de là que vient mon désir de travailler avec les populations paysannes et avec les femmes : ce sont les premières victimes de ce conflit. Je suis la première de ma famille à avoir accédé à des études universitaires et me suis dirigée vers les droits humains. J’ai fondé Alterpaz en 2012, suite à la grande mobilisation de 2010 pour la paix. 100 000 personnes ont défilé à Bogota et la plupart étaient des paysans qui venaient des zones meurtries par le conflit. Cette marche a été essentielle et les accords de paix ont été signés en 2016. Les premières actions d’Alterpaz avec les femmes signataires de la paix ont commencé en 2018. 

Actuellement, vous conduisez un vaste programme de « construction de la paix et réinsertion économique » dont le Secours populaire est partenaire. Quel est-il ? 
Ce projet est né de l’impératif d’offrir aux femmes signataires de la paix les moyens de vivre pour qu’elles ne soient pas incitées à repartir sur le front ou s’exiler en ville mener des activités illégales telles le narcotrafic. Il est aussi né de la volonté de faire d’elles des artisanes de la consolidation de la paix, des médiatrices et de ambassadrices pour inciter d’autres femmes à déposer les armes. Après les accords, ces femmes ont commencé à prendre des initiatives, notamment de production artisanale, témoignant ainsi de leur forte capacité de résilience. Elles ont aussi démontré leur volonté de prendre des responsabilités dans la consolidation des accords de paix et la réconciliation. C’est pour les accompagner et les encourager que nous avons mis en place ce projet, soutenu par l’Association catalane pour la paix (ACP) et l’Agence catalane de coopération. C’est en 2023 que le Secours populaire a souhaité lui apporter son soutien.

« Nous encourageons la mise en place d’ateliers sur la paix afin de réussir la réconciliation entre familles victimes de guerre et ex-combattantes. »

©Anaïs Oudart / SPF

Comment en décririez-vous l’objectif ?
L’objectif, c’est de permettre à ces femmes de se réinsérer économiquement. Celles qui sont retournées à la terre, nous les soutenons, avec l’aide notamment de l’université d’Antioquia, dans leurs activité : elles produisent du miel, du café, des huiles essentielles, du savon, des cosmétiques ou encore confectionnent des bijoux ou des vêtements. Il y a aussi beaucoup de femmes signataires qui vivent dans les villes, notamment Medellín. Nous les accompagnons afin qu’elles se constituent en coopératives et puissent commercialiser ce que produisent leurs compañeras en zone rurale. Ces femmes-là, on leur offre des formations en gestion, administration, informatique et e-commerce. Elles vivent dans des quartiers où il y a beaucoup de familles déplacées en raison du conflit. Nous les encourageons à mettre en place des activités ludiques et sportives, mais aussi des ateliers thématiques sur la culture de paix, pour les enfants de ces quartiers afin de réussir la réconciliation entre familles victimes de guerre et ex-combattantes. Celles qui ont déposé leurs armes en 2016 ont depuis fondé des familles, ont des enfants – elles peuvent dialoguer avec les autres mamans. Ces femmes que nous accompagnons dans leur réinsertion n’avaient jamais fait que la guerre. Elles se sont enrôlées à l’âge de 15 ans environ. Elles ont aujourd’hui environ 35 ans. C’est le cas de Patricia.

Patricia, ex-guérillera, leader de paix
« La paix est fragile et doit toujours être défendue. »

Qui êtes-vous, Patricia ?
Je suis une femme signataire de la paix. J’ai été enrôlée au sein des FARC à 15 ans – c’est alors que j’ai pris le nom de Patricia et délaissé mon nom de naissance, Ledys Yamid – et j’ai déposé les armes en 2016, vingt ans plus tard. Lors de la guérilla, j’étais infirmière dans le département du Choco. Je pensais qu’au sortir du conflit, je travaillerais en tant qu’infirmière mais ça ne s’est pas passé comme ça. Auparavant, dans les montagnes, j’étais la voix de mon peuple. En ville, après les accords de paix de 2016, j’ai été stigmatisée, je ne parvenais pas à retrouver du travail. J’étais désespérée : j’ai perdu mon père tandis que j’étais au combat et quelques mois après mon retour, c’est ma mère qui est morte. J’ai à peine eu le temps de la retrouver. Petit à petit, j’ai retrouvé des compañeras qui avaient elles aussi signé les accords de paix. Autour de la manière dont faire vivre ces accords, les défendre, nous avons trouvé un sens à nos vies. En 2019, nous avons créé une coopérative qui regroupe plus de cent femmes signataires de la paix autour de diverses productions, notamment de café : Cotepaz. En 2021, nous avons créé à Medellin le « Marché des femmes qui construisent la paix » où sont vendus les produits artisanaux de la coopérative. Je suis la présidente de l’Association des femmes qui construisent la paix : nous travaillons à la réconciliation et à la culture de paix dans les quartiers. 

« Autour de la manière dont faire vivre ces accords de paix, les défendre, nous avons trouvé un sens à nos vies. »

©Jean-François Fort / agence Hans Lucas

Vous ne soignez plus les corps mais les âmes, en quelque sorte ?
Oui ! Je crois que j’ai toujours été préoccupée quand quelqu’un éprouve de la peine ou de la souffrance. Au sein de mon groupe armé, je portais la voix des plus défavorisés dans les communautés. J’espérais la paix et un retour à la vie civile. Les femmes de la coopérative et du marché m’ont désignée comme leur porte-parole : c’est ainsi que je suis devenue « leader de paix ». J’ai le sentiment de porter la voix des sans-voix. J’ai été embauchée par Alterpaz, dont j’étais auparavant bénévole, pour porter cet espoir de réconciliation. Nous pouvons offrir aux femmes des formations. Ca peut être sur la culture du café, sur la gestion, la vente digitale, la prise de parole en public, etc. Ma plus grande joie est de voir les femmes devenir indépendantes – aller de l’avant, progresser, s’émanciper. Certaines ont même passé leur bac !

Pourriez-vous me donner un ou deux exemples d’actions que vous mettez en place pour « construire la paix et la réconciliation » ?
Nous mettons en place des « cercles de parole », dans les quartiers, où les femmes peuvent exprimer leur douleur. Certaines femmes ont subi, durant le conflit, des maltraitances, d’autres ont perdu des proches ou n’ont plus de leurs nouvelles. Ces cercles, qui réunissent victimes et ex-combattantes, ont pour but de réparer les liens dont sont tissés nos communautés, de prendre soin les unes des autres. Nous conduisons aussi des activités créatives pour les enfants des quartiers pauvres de Medellin autour de la thématique de la paix. Nous expliquons aux enfants que les armes ne sont jamais une solution. Nous allons dans les écoles, les collèges parler avec eux. Nous leur offrons aussi des loisirs afin de leur rendre le sourire que la guerre leur a volé. Lutter contre la pauvreté, c’est lutter pour la paix. Un de mes plus beaux souvenirs, c’est la fête des Pères Noël verts que nous avons réalisée grâce au soutien du Secours populaire en décembre 2023. Je me souviendrai toujours de leur émerveillement, en particulier celui de cette petite fille de 3 ans qui était venue parce qu’elle avait faim. Elle a eu non seulement un repas, mais un spectacle, un cadeau, des friandises. Son visage, ce jour-là, jamais je ne l’oublierai.

Qu’est-ce qui vous donne la force de vous battre ?
Parler et me faire entendre, m’engager pour que les choses changent, ça me donne de la force pour continuer dans cette lutte. Écouter mes compañeras, les soutenir, c’est ce qui me donne peut-être le plus d’énergie. De nombreuses femmes, huit ans après, ne se sont toujours pas intégrées dans la société, sont toujours stigmatisées, en souffrance. Ma mère m’a dit quelque chose que je n’oublierai jamais : qu’il ne fallait pas que je sois une prisonnière de mon passé, qu’il fallait construire un avenir. J’ai peur bien sûr, car les défenseurs et leaders de paix se font encore tuer de nos jours – depuis les accords de paix, 400 personnes se sont fait assassiner. Mais ce qui me fait le plus peur, c’est que la paix continue d’être fragile, huit ans après. La paix doit toujours être défendue. 


Patricia, devant une des fresques de la Maison de la réinsertion à Medellin. Y sont organisés des ateliers et conférences sur la paix ; y sont vendus les produits de la paix de la coopérative Cotepaz. La « Maison » est à la fois un lieu de mémoire et de construction du futur. ©Jean-François Fort / agence Hans Lucas