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Henriette Steinberg : « Au Secours populaire, on ne baisse pas les yeux »

Mis à jour le par Pierre Lemarchand
Henriette Steinberg, dans les locaux du Secours populaire français à Paris, le 26 septembre 2022. ©Jean-Marie Rayapen/SPF

Ne jamais baisser les yeux - Solidaire un jour, solidaire toujours, qui paraît ce 29 septembre 2022 aux éditions Robert Laffont, est un livre signé Henriette Steinberg, secrétaire générale du Secours populaire français depuis 2019. Mais son engagement au sein de l’association remonte à bien plus loin : le début des années 60, quand Henriette était une toute jeune enfant. Ses mémoires sont tous liés à la solidarité et au Secours populaire, la valeur cardinale de sa vie et l’association au sein de laquelle elle s’est engagée sans compter. Rencontre avec une résistante d’aujourd’hui.

Ce livre est une proposition des éditions Robert Laffont, déclenchée par l’écoute de l’émission Une journée particulière[1], diffusée sur France Inter en février 2021. Qu’est-ce qui vous a poussée à y répondre oui ?

Je n’ai pas commencé par dire oui ! Un des directeurs éditoriaux de Robert Laffont, qui avait écouté l’émission, m’a demandé si je comptais écrire mes mémoires. J’ai éclaté de rire et lui ai répondu que non, sûrement pas ! Quand il m’a demandé pourquoi, je lui ai dit que je n’en avais pas le temps, que l’important pour moi était d’agir. Un tel livre, m’a-t-il dit, serait utile pour le Secours populaire. C’est là qu’il a commencé à m’intéresser… Il m’a ensuite dit que, en revanche, il allait me falloir dire « je », alors que je ne le dis pas souvent – en fait, je le dis le moins souvent possible car ce que nous faisons est collectif. Ce « je », m’a-t-il dit, était la condition pour que les lecteurs s’identifient. Après avoir réfléchi et en avoir parlé aux amis du Secours populaire, j’ai accepté. J’ai alors travaillé avec Élisabeth Samama, une collaboratrice régulière des éditions Robert Laffont : durant une vingtaine d’heures, réparties sur sept semaines, elle a enregistré puis retranscrit mes récits. C’est ainsi que s’est écrit le livre.

Dans ce livre, vous ménagez l’espace pour que s’invitent les hommes et les femmes qui ont fait et font le Secours populaire. Au premier titre, Julien Lauprêtre, président du Secours populaire français de 1955 à sa mort en 2019, avec qui vous avez partagé une complicité éthique unique.

Julien m’a vue avant que je ne le voie. Il m’a identifiée enfant, quand je collectais. Dès l’âge de 10 ans, avec le comité du Secours populaire du 10e arrondissement de Paris, j’ai participé à la vente du muguet et à 12 ans, j’ai fait ma première collecte pour les mineurs en grève – j’évoque cet épisode dans le livre. Ma mère était elle-même une collectrice du Secours populaire et elle m’emmenait avec elle quand elle allait apporter la solidarité dans les bidonvilles où vivaient, aux portes de Paris, les immigrés. Je ne cesserai jamais, ensuite, de collecter. À la première rencontre des jeunes du Secours populaire, j’ai pris la parole, déplorant que le journal La Défense ne parle ni des enfants ni des jeunes. Après la rencontre, Valmont Ponceau, le responsable du journal, m’a confié cette tâche. Julien m’a à ce moment-là définitivement identifiée ! Puis un peu plus quand, en 1976, j’ai lancé une collecte pour les grandes famines qui sévissaient au Sahel. Avec un ami burkinabé, étudiant comme moi, nous vendions des croissants dans les immeubles. Je le saurai plus tard : toutes ces étapes, Julien les a suivies. Il m’a proposé d’entrer dans les instances – le Comité, le Bureau et enfin le Secrétariat national. Je doutais de pouvoir faire face à tout cela et lui m’a répondu : « Ce n’est pas à toi d’en juger ! » Je lui ai fait confiance. Son intégrité, la clairvoyance et l’efficacité de sa démarche ont tracé un chemin, une voie que j’ai empruntés, où j’ai décidé de l’accompagner. Julien n’était pas un voyageur – et pourtant, il a été partout sur la planète et a su nouer avec les humains, malgré la barrière de la langue, un contact chaleureux et authentique. C’était plutôt un « traceur ». Et rien ne l’arrêtait car il n’avait pas peur : ni de l’autre, ni de la répression qu’il avait bien connue.

« Pour celui qui la reçoit, la solidarité est irremplaçable. »

« Rien n’est fait tant qu’il reste quelque chose à faire », citez-vous ainsi Romain Rolland. « Que peux-tu faire pour l’autre dans le respect de l’altérité », vous questionnez-vous. Avant d’affirmer : « L’action change le regard sur le monde, retisse le lien social, coupe l’herbe sous le pied à l’absence de perspectives. » C’est un livre entièrement habité par l’action…

Les idées ne sont pas juste éthérées ou dans les livres : pour qu’elles prennent sens, il faut les mettre en œuvre. J’ai la conviction qu’il faut mettre les mains dans le cambouis car on ne peut bien comprendre ce qui se passe que si on est un acteur. En ce qui me concerne, cela veut dire agir avec les autres humains où que ce soit sur la planète. J’ai constaté, au fil des différents projets que j’ai pu suivre, à quel point nous disons, dans toutes les langues, les uns et les autres la même chose : cultiver la paix, avoir de quoi nourrir les siens, apprendre pour agir mieux et ne pas considérer l’autre comme un ennemi. Ce chemin que j’ai emprunté, celui de l’action avec les autres, à aucun moment je ne l’ai regretté. Et j’en reviens à cette phrase de Julien, qui me disait que je ne pouvais pas juger seule de ce que j’étais capable de faire : comme on ne peut pas juger seul, on ne peut pas agir seul.

Votre livre pourrait être la démonstration d’une des phrases de Julien Lauprêtre, qu’il disait quand il entendait « ce que vous faites, c’est une goutte d’eau dans l’océan » : « Oui, mais pour celui qui reçoit cette goutte d’eau, c’est un océan. » 

Absolument. Pour celui qui la reçoit, la solidarité est irremplaçable. Cette phrase est déterminante. Ressentir les choses ainsi interdit de demeurer inactif. On ne peut plus se détourner de la réalité. Il faut regarder ; il faut voir ce qu’il est possible de faire. Certes, la solidarité ne résout pas tout. Mais pour celui qui la reçoit, elle lui permettra de se remettre sur pied, lui redonnera espoir et lui montrera qu’il n’est pas tout seul, qu’il fait partie de la communauté humaine et que c’est à ce titre qu’il est regardé et soutenu. Et pour celui qui la pratique, elle donne la certitude qu’il est possible d’agir et que ça marche. Cette phrase de Julien valide l’action et donne tort à celui qui aura choisi de ne pas agir. C’est une formule si limpide que lorsqu’on la traduit à nos partenaires, quelle que soit leur langue, ils la comprennent et la reprennent à leur compte.

« Nous habitons toute la planète, alors pourquoi ne regarder qu’à nos pieds ? »

Un des marqueurs de ce livre est d’ailleurs la solidarité internationale, le travail que vous conduisez, au nom du Secours populaire français, avec nos nombreux partenaires étrangers.

La solidarité internationale est l’un des déterminants du Secours populaire. Nous habitons toute la planète, alors pourquoi ne regarder qu’à nos pieds ? Il y a bien sûr mes origines familiales qui m’y ont sensibilisée et le fait notamment que mon père, pendant plus de vingt ans, ait eu à se rendre à la préfecture pour faire renouveler ses papiers jusqu’à ce qu’il obtienne enfin la nationalité française. Il y a ensuite ma lecture du monde : nous sommes liés les uns aux autres. La solidarité internationale du Secours populaire, c’est un langage commun, on se parle de la même chose : un enfant qui a faim, où qu’il ait faim, c’est inacceptable. Un homme en prison pour ses opinions, où qu’il soit incarcéré, c’est inacceptable. Cette démarche du Secours populaire l’irrigue depuis son origine. La solidarité internationale a été ma première mission quand je suis devenue secrétaire nationale. Depuis, à chaque fois que je me déplace, je continue d’apprendre énormément.

Pouvez-vous parler de ce titre très fort, Ne jamais baisser les yeux ?

Le titre n’est pas de moi ! Mais la phrase, oui. J’avais choisi pour titre Solidaire un jour, solidaire toujours, mais le directeur éditorial m’a dit que ce serait un sous-titre. Il fallait quelque chose qui accroche plus et il m’a proposé cette phrase extraite du livre, « Ne jamais baisser les yeux ». J’ai tout de suite dit oui. Cela concerne d’abord mon enfance : à l’école, certains de mes professeurs prenaient cela pour de l’insolence. Mais il suffisait qu’ils me disent de baisser les yeux pour que je les regarde un peu plus en face ! Et cela concerne mon engagement : au Secours populaire, on ne baisse pas les yeux. On regarde à hauteur humaine. Baisser les yeux, c’est être dans la condescendance, pas dans la relation d’égal à égal. Et puis, quand on collecte, ça marche beaucoup mieux quand on regarde les gens dans les yeux ! J’ai pu le vérifier un nombre incalculable de fois depuis ma première collecte, quand je tenais dans mes mains le casque du mineur qui m’accompagnait. .

Il n’y a ni exergue, ni épigraphe, ni dédicace en début de livre, ni remerciements. Si vous deviez néanmoins dédier ce livre, à qui le dédieriez-vous ?

(Après un long silence – ndlr) À l’humanité.


[1] Une Journée particulière était une émission produite par Zoé Varier sur France Inter. L’épisode où elle invita Henriette Steinberg date du 21 février 2021. Puis, du 20 au 24 décembre 2021, Henriette Steinberg s’exprimait au long cours à l’occasion de la série d’entretiens A voix nue, produite par Caroline Broué pour France Culture.


Henriette Steinberg : Au Secours populaire, on ne baisse pas les yeux

Ne jamais baisser les yeux – Solidaire un jour, solidaire toujours, le Secours populaire français

Signé Henriette Steinberg, secrétaire générale du Secours populaire français, ce livre a été écrit en collaboration avec Elisabeth Samama. Il est publié aux éditions Robert Laffont le 29 septembre 2022 et se propose de relayer la voix d’une résistante d’aujourd’hui. Il est à la fois le bilan d’une réalité éprouvante pour les plus pauvres, le mode d’emploi pour un engagement efficace et la preuve incontestable que chacun est en mesure d’améliorer les conditions de vie de ses semblables.

240 pages – 19,50 €

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