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Crise sociale : des vies bouleversées même sur l’île de Ré

Mis à jour le par Olivier Vilain
Hélène et Aurélie, les deux voisines vivent près du phare des Baleines et traversent les épreuves ensemble depuis le confinement.

Une antenne mobile est ouverte depuis le confinement sur l’île. Destination chic, elle connaît pourtant elle aussi un "raz de marée de la misère". Beaucoup d’habitants ont dû s’astreindre à un seul repas par jour durant le confinement et redoutent d’être submergés par une nouvelle vague à la rentrée.

Comment vivre avec la moitié d’un RSA ? C’est la situation dans laquelle la filiforme Hélène a dû se débattre, en mars et en avril derniers, avec en tout et pour tout 300 euros par mois, gagnés à droite et à gauche. « Avant que je m’adresse au Secours populaire, je ne mangeais que des patates, des pâtes ; et puis soupe, soupe, soupe », dit-elle montant à sa bouche, par saccades, une cuillère imaginaire. Se débrouillant seule, elle est habituée aux galères, à tout calculer et recalculer, à faire entrer ses dépenses dans son petit budget. Mais plus le confinement s’étirait, plus les privations devenaient insupportables, finit par confier Hélène qui n’a plus fait, à partir d’un moment, « qu’un seul repas par jour : le petit-déjeuner, le plus souvent » !

Le repas du jour, le seul et l’unique

Sa situation reste fragile. « Je prends tous les boulots qu’on me propose depuis le déconfinement ! De nouvelles maisons en gardiennage, avec leurs jardins ; de nouvelles tâches comme le repassage… Je prends tout ! Vraiment tout ! J’en fais le plus possible. Je suis encore loin d’avoir récupéré les revenus avec lesquels je me débrouille d’habitude. » Peau rendue mate par le soleil et les embruns de l’Atlantique, les yeux inquiets et le regard profond, Hélène s’occupe à la saison de l’entretien de plusieurs résidences secondaires : « La plupart de mes employeurs sont venus de Paris passer le confinement au grand air, dans leur propriété. Ils n’avaient donc pas besoin de mes services. Une perte sèche. »

Corinne assure les ramasses de produits frais. Elle fait un premier tri pour mieux garnir les paniers des familles qu'elle va retrouver.

Corinne assure les ramasses de produits frais. Elle fait un premier tri pour mieux garnir les paniers des familles qu’elle va retrouver.

Cette femme de 60 ans vit dans le cadre idyllique des marais salants qui bordent le phare des Baleines, à la pointe de l’île de Ré, mais dans ce qui ressemble, vue de l’extérieur, à une cabane de chasse. « C’est très dur de trouver à se loger. » L’île est devenue le paradis des résidences secondaires : riches propriétaires et touristes au fort pouvoir d’achat trustent les deux tiers des habitations. Les locations sont rares, leurs prix ont suivi le boom du foncier, après l’inauguration du pont reliant l’île au continent.

Les villas côtoient les cabanes de chasse

Dans le petit bourg à cinq minutes à pied, de multiples façades blanchies à la chaux, rythmées par de grands volets invariablement bleu délavé, ornent des jardins protégés des regards par de hautes haies vert foncé. Villas ou longères, typiques avec leurs toits de tuiles d’un rose orangé, s’affichent dans les devantures des agences immobilières entre 0,5 et 3 millions d’euros. « C’est comme ça dans toutes les communes du coin, partout. »

Dans les ports de Ré, de luxueux yachts montrent que l’île, longtemps restée le péché mignon de la bourgeoisie de La Rochelle, est devenue un lieu de villégiature aussi huppé qu’Arcachon ou La Baule. Loin de tout ça, Hélène contemple les chevaux sauvages qui s’aventurent devant chez elle et la multitude d’oiseaux qui s’ébattent dans les roseaux, alors que l’après-midi tire à sa fin. Elle partage ce moment autour d’un apéro avec Aurélie, son unique voisine.

« On n’arrête pas », le choc est rude

Très souriante, la jeune femme vit de sa plume mais ne sait toujours pas si son employeur rouvrira ses portes. Elles partagent leurs cigarettes quand arrive Corinne au volant de sa camionnette. Cette dernière termine la tournée de l’antenne mobile du Secours populaire qu’elle a créée au début du confinement, même si trois autres associations étaient déjà actives. « On n’arrête pas, cela donne un aperçu du choc vécu par une partie des insulaires », dit-elle en déchargeant plusieurs cageots emplis de légumes frais, de biscuits, de fromages, d’autres produits laitiers et même de plats traiteurs collectés à la force de ses bras un peu plus tôt auprès des supermarchés Leclerc et Intermarché.

"J'ai découvert une pauvreté que je ne soupçonnais pas sur l'île, des gens modestes et d'autres précipités dans la précarité", confie Corinne, la bénévole.

« J’ai découvert une pauvreté que je ne soupçonnais pas sur l’île, des gens modestes et d’autres précipités dans la précarité », confie Corinne, la bénévole.

Les assistantes sociales et les centres communaux d’action sociale orientent les gens en difficulté vers la toute nouvelle antenne. Parfois, les personnes déjà aidées passent, à leur tour, le mot à leurs voisins ou aux membres de leur famille. C’est un ami d’Hélène qui l’a mise en contact avec Corinne. « J’ai tout de suite été rassurée. Sinon, je n’aurais pas osé demander quoi que ce soit. Une réputation est vite abîmée ».

Beaucoup sont comme Hélène

« Beaucoup ont connu la même situation : un seul repas par jour, des femmes seules qui se privent pour leurs enfants. J’ai vu des gens pleurer en recevant leur colis alimentaire », confie la très énergique Corinne, qui travaille, par ailleurs, pour un tour-opérateur : « Je peux dire que le chômage partiel, on le sent passer sur sa fiche de paie. Alors les petits salaires, les gens payés au smic ou les temps partiels, c’est plus les paillettes qui manquent, c’est l’essentiel. »

À 50 ans et habituée au bénévolat auprès d’orphelins, elle se pensait rodée. « Je croyais bien connaître l’endroit où je suis née, mais j’ai découvert une pauvreté que je ne soupçonnais pas. » Livrant un colis d’urgence chez une retraitée, elle a découvert que celle-ci ne payait plus son loyer et qu’une association la dépannait pour ses factures d’électricité. « Elle pleurait et j’avoue : je n’ai pas pu retenir mes larmes. » Même émotion chez un homme habitant dans une caravane délabrée, « seul, sans aide, totalement dépassé ».

Encore 120 familles aidées, malgré le déconfinement

Agriculteurs, pêcheurs, artisans, commerçants, saisonniers, jeunes ou retraités et même petits agents de la fonction publique, le Secours populaire a aidé de 27 à 160 familles entre le début et la fin du confinement. Début juillet, elles étaient encore plus de 120 à manger grâce à l’antenne mobile, comme Hélène et Aurélie, comme Réjane aussi.

L'antenne mobile vient en aide à plus de 120 familles, plusieurs mois après le déconfinement.

L’antenne mobile vient en aide à plus de 120 familles, plusieurs mois après le déconfinement.

« Pendant les deux mois d’arrêt, je n’ai rien touché, ni revenus ni aides, alors que ma grande s’était réfugiée à la maison. Deux ados, ça mange ! C’était dur, c’est pas encore ça côté argent », raconte Réjane, qui continue, le midi, de guetter l’arrivée de la camionnette de Corinne sur la place du centre-ville de Saint-Martin-de-Ré, la commune la plus grande de l’île, avec son pénitencier hors d’âge maçonné à l’intérieur des remparts de Vauban.

« Ça reste dur, c’est pas encore ça »

Elle y est née en 1970 et a vu les commerces de bouches faire peu à peu de la place aux magasins de prêt-à-porter pour enfants, aux agences immobilières et, tout autour du petit port, aux échoppes d’antiquaires. « Avec mes heures de ménages, d’habitude je m’en sors, dit la femme rousse qui réajuste son châle gris avant d’ouvrir grand ses sacs à provisions, mais là mes clients ne font pas encore tous appel à moi par peur du coronavirus et parce qu’ils se restreignent. Alors, ça reste dur. » Affable, elle n’en dira pourtant pas plus par pudeur.

Pendant ce temps, Corinne a ouvert la porte latérale de son van et prépare des paniers sur mesure : « Je veux que les gens emportent ce qu’ils aiment manger. Et quand il y a des enfants, je me fais un plaisir de garnir les colis de Kinder, de sucreries, de gâteaux. » Elle se retourne vers une femme, restée à l’écart après avoir garé un intrigant 4×4 : « Bonjour Carole, vos petites aiment les chocolats, je crois ? » Carole est l’élégante propriétaire d’un commerce de prêt-à-porter pour enfants. « Nous avons reçu la collection d’été la veille du confinement… Maintenant, les touristes restent peu nombreux et serrent leur budget. »

Carole, de l’aisance à la précarité

La famille a vécu sur le salaire du mari, technicien dans une petite entreprise d’électricité. « Nous sommes six à la maison, alors il a fallu couper les assurances, les forfaits téléphoniques, reporter les achats de vêtements et faire des courses premiers prix… » Les enfants n’ont pas aimé. La commerçante se bat, la boule au ventre. Elle ne sait pas comment rembourser son prêt de 50 000 euros alors que la marchandise est toujours en stock. « Heureusement, l’été est le temps des salades composées. On peut y accommoder beaucoup de pâtes et de riz sans que les ados ne râlent », rit amèrement celle qui n’avait jamais pensé se retrouver dans la précarité.

L'antenne mobile créé par Corinne pendant le confinement continue à sillonner l'île de Ré. Les gens en ont besoin.

L’antenne mobile créée par Corinne pendant le confinement continue à sillonner l’île de Ré. Les gens en ont besoin.

« Beaucoup de métiers ont été fragilisés. Les revenus n’ont pas retrouvé leur niveau normal, certains restent très bas, et c’est d’autant plus dur qu’ici tout est cher », analyse Corinne. Les 17 000 habitants pourraient se croire dans la capitale, à voir les prix qui se calent sur un revenu moyen plus proche du niveau de vie des Parisiens que des autres habitants de Charente-Maritime. En moyenne… « Le Secours populaire répond à des besoins très importants et il y répond avec le sourire », constate Annie Bergeron, responsable du CCAS de la commune de La Flotte.

Tous très inquiets pour la rentrée

Cette dernière partage l’inquiétude manifestée par tous les insulaires, sans exception : seront ils emportés par la prochaine vague qui se profile après la saison touristique ? L’Unedic prévoit un afflux supplémentaire de 600 000 chômeurs, après le million déjà enregistré. De La Rochelle à Poitiers, le Secours populaire continue de fournir 50 % de colis alimentaires de plus que l’année dernière, avertit Nicolas Xuereb, membre du Bureau national : « La vague grossit. Nous ne sommes qu’au début de la crise. »

La courageuse Hélène sait qu’elle peut s’appuyer sur l’antenne mobile de Corinne et aussi sur sa voisine Aurélie : « Pendant le confinement, on s’est découvert des affinités plutôt que de rester toute la journée de chaque côté du même mur », raconte la plus jeune. Devenues inséparables, les deux femmes se donnent autant de coups de mains que nécessaire. Les épreuves peuvent aussi rapprocher.

Pour s'en sortir Hélène assure le gardiennage de nouvelles résidences secondaires, mais redoute la chute d'activité à la rentrée.

Pour s’en sortir, Hélène assure le gardiennage de nouvelles résidences secondaires, mais redoute la chute d’activité à la rentrée.

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