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Le numérique, accélérateur d’inégalités

Mis à jour le par Olivier Vilain
Cyrine et Djassime font partie des dix étudiants à avoir reçu un ordinateur, grâce aux bénévoles de Seine-Saint-Denis.

Accéder aux aides sociales ou suivre des cours passe de plus en plus par une connexion internet. C’est ce qu’a montré le confinement mais, au-delà, c’est aussi le choix de faire du numérique la porte d’entrée aux services publics. Par manque de moyens ou de connaissances, entre un quart et la moitié de la population est en train de rester sur le bas-côté. Sur le terrain, les bénévoles se démènent pour lutter contre cette nouvelle forme d’inégalité.

« On ne peut plus rien faire sans Internet », réagit Peggy. A 40 ans, cette habitante de Seclin, une commune populaire du grand Lille, sait de quoi elle parle. Devant garder à la maison l’un de ses fils handicapé, elle ne peut pas travailler. Lorsque son mari a été dans l’incapacité de reprendre son emploi, à la suite d’un infarctus, le compte bancaire de cette famille nombreuse a viré au rouge vif. « Loyers et impôts en retard, factures EDF impayées, on n’arrivait plus à remonter la pente. La seule solution était d’obtenir une aide exceptionnelle de la CAF* pour régler une partie de nos dettes. » Problème : les rendez-vous à la Caisse d’allocations familiales* ne se fixent que par Internet. « J’ai pas d’ordinateur, pas d’Internet. Rien. J’ai pas les moyens », détaille Peggy : pas de connexion, pas de rendez-vous ; pas d’ordinateur, pas de rendez-vous ; pas le savoir-faire pour remplir des formulaires à distance, pas de rendez-vous. « C’était l’impasse, le stress permanent. J’étais vraiment perdue ! »

L’accès au numérique est vital

La pauvreté n’est pas seulement l’incapacité de s’acheter le strict nécessaire (manger, se vêtir, etc.), mais se mesure à l’écart entre des conditions de vie et celles du reste de la société. Le tri social fait déjà rage sur les plans du travail, du logement, de l’alimentaire, des loisirs, de la culture, de l’éducation ou de la santé. Il se développe aussi dans l’accès à l’information et aux données qui circulent à la vitesse de la lumière le long de milliers de kilomètres de fibres optiques. Se connecter est devenu un besoin vital, le sésame vers les Caisses d’allocations familiales (RSA, aides diverses), mais aussi vers les préfectures et sous-préfectures (cartes grises, permis de conduire, passeports, titres de séjour, etc.)…

Du guichet à l’ordinateur individuel

Pôle emploi et de grandes entreprises, comme la SNCF ou les banques, sont déjà passées au numérique. La prochaine étape de ce grand basculement des guichets, qui ferment, vers le filtrage électronique concernera l’année prochaine tout le maillage des agences du Trésor public, conformément à la feuille de route gouvernementale ‘‘Action publique 2022’’, dont l’objectif est de parvenir à une « dématérialisation » à 100 % des services publics d’ici à 2022.

Sur le site internet de la CAF, ou d’autre chose, je suis totalement perdue !

Cette « dématérialisation », menée au nom de la réduction des coûts, contribue pourtant à créer « un sentiment diffus (…) de rupture entre les usagers notamment PRECAIRES, et les services publics », avait pourtant pointé Jacques Toubon, alors Défenseur des droits, dans le rapport annuel de l’institution qu’il dirigeait. « Sur le site internet de la CAF ou d’autre chose, je suis totalement perdue », témoigne une habitante de Pantin, qui se rend régulièrement au Secours populaire de Seine-Saint-Denis. 

Un manque criant d’équipements

Comme Peggy, près d’un quart des Français (23 %) ne possède ni ordinateur personnel ni tablette, et un sur cinq ne dispose pas d’abonnement internet, selon l’Insee. Par ailleurs, 10 % de la population vit dans une zone sans infrastructure internet de qualité minimale à laquelle se raccorder, principalement en zone rurale. C’est le cas dans la Vallée du Tarn. « Nous lançons une permanence mobile, mi-septembre, qui va faire un circuit, en commençant par les foires et les marchés afin de faire connaitre cette nouvelle possibilité », indique Claudine Albouy, secrétaire générale de la fédération du Tarn. Trois bénévoles prendront prochainement le volant du camping-car et mettront à disposition deux ordinateurs et une connexion internet. « Pour le moment, en cas, de démarches, ces gens doivent venir chercher de l’aide jusqu’à Albi. »

Près d'un quart de la population ne possède ni ordinateur ni connexion à internet.

Près d’un quart de la population ne possède ni ordinateur ni connexion à Internet.

 

Les mois qui viennent de s’écouler ont montré l’ampleur de cette disparité d’équipements. « Manque de matériel informatique (ordinateurs, imprimantes) et d’accès à Internet pour suivre l’école à distance, (…) le confinement a accentué la fracture numérique et les inégalités scolaires », constate le Secours populaire dans un appel à lutter contre la précarité numérique, publié début septembre. Sur le terrain, les bénévoles se démènent pour apporter du matériel informatique, y compris aux étudiants, dont la situation s’est fortement dégradée sous le choc provoqué par l’épidémie.

Préparer médecine sur son téléphone portable

À Romainville, dix étudiants de l’Université Paris 8 ont reçu, début septembre, des ordinateurs portables, financés par la Fondation Seligmann, partenaire de la fédération de Seine-Saint-Denis du Secours populaire. « Sans ordinateur, je devais toujours demander à des amis de me prêter le leur pour quelques heures, c’est un frein dans les études. On ne peut jamais approfondir ni rendre quelque chose de totalement satisfaisant », témoigne Cyrine, en 3e année d’étude pour devenir sage-femme.  Son ami Djassime, étudiant en médecine, acquiesce. « Lire les mails envoyés par les enseignants ou par l’administration de l’université sur mon téléphone portable n’était pas du tout adapté. Et c’était la seule manière de rester en contact, et même de recevoir les cours. » En échange de leur matériel tout neuf, ils se sont engagés à parrainer des collégiens, lorsque leurs études leur en laisseront le temps. « La solidarité, ça marche dans les deux sens », rigole Djassime. À Metz, c’est une dizaine d’étudiants non-voyants et précaires qui vont recevoir des ordinateurs adaptés.

Les moins aisés sur le bas-côté

Les familles de collégiens ou de lycéens sont aussi aidées. À Metz, toujours, les bénévoles procèdent à des achats de tablettes pour des élèves dont les conditions de vie sont très précaires afin de leur faire débuter l’année scolaire dans les meilleures conditions possibles. À Angoulême, une cinquantaine d’ordinateurs portables et de connexion internet qui ont été financées avec le soutien de LVMH, implanté à Cognac.

Pour suivre les devoirs de mes enfants, je devais trouver un ordinateur

« Avec l’école à la maison, on voyait des choses inouïes », se rappelle Bouchra Rafik, secrétaire générale de la fédération de la Charente. Les devoirs étaient faits avec les téléphones mobiles des parents, surtout parmi les familles hébergées par le 115, donc sur un écran minuscule et sans les logiciels de traitement de texte nécessaires. « Que ce soit pour être en lien avec les professeurs mais aussi avec l’administration de l’école, cela passe par le numérique et bien sûr les moins diplômés, les moins aisés, sont laissés sur le bas-côté. » Même si les enseignants ont souvent tout fait pour dépanner les familles, en imprimant les devoirs par exemple.

« J’ai pleuré »

Pour Judith, mère de quatre enfants, ce don est un soulagement. « Nous vivons avec le RSA. Pour suivre les devoirs de mes enfants, je devais me déplacer régulièrement auprès des associations pour utiliser un ordinateur. » Désormais, les trois plus grands se répartissent l’appareil donné par le Secours populaire. Samira, elle aussi mère de quatre enfants, a « pleuré » quand elle a reçu l’appareil dans les locaux du Secours populaire. « Sans cela, comment contacter les enseignants, recevoir les devoirs ? Des mois de stress ! » Elle s’est inscrite à la Maison des jeunes et de la culture de son quartier pour apprendre à utiliser Internet, afin de suivre de près la scolarité de ses petits.

"Comment suivre des cours sur un écran de téléphone portable", s'interroge Kab (à droite), référant du Secours populaire à l'université Paris 8, en Seine-Saint-Denis.

« Comment suivre des cours sur un écran de téléphone portable ? », s’interroge Kab (à droite), référant du Secours populaire à l’Université Paris 8, en Seine-Saint-Denis.

 

La maîtrise de l’informatique de base et la navigation en ligne est encore plus inégalement répartie que le matériel informatique, prévient Marie Duru-Bellat, chercheuse à l’Institut de recherche en éducation, à l’Université de Bourgogne (France Culture, 31.08.20). Dans sa dernière étude sur les usagers d’Internet, l’Insee évalue ainsi que près d’un utilisateur sur deux d’ordinateur (38 %) manque d’au moins une compétence numérique de base (savoir utiliser des logiciels, analyser des contenus, etc.) pour bénéficier d’une utilisation sans heurts et même que « l’illettrisme électronique », appelé « l’illectronisme », concerne 17 % de la population. Leur situation ne semble, pour le moment, pas prise en compte.

« Les gens sont perdus »

Les mêmes études montrent que l’univers du web reste une terra incognita pour les personnes âgées et celles aux ressources les plus faibles. « Pour remplir un document administratif, seul devant votre PC, vous devez bien sûr comprendre les consignes, mais aussi les assimiler rapidement, taper vite sur votre clavier – et sans vous tromper –, car le temps de connexion est limité. Si vous êtes trop lent, votre page se ferme et vous n’avez plus qu’à recommencer », raconte Annick Wemeaux, secrétaire générale de la fédération du Morbihan du Secours populaire, qui a mis en place autour de Lorient une permanence mobile contre la « fracture numérique ».

Renoncement aux droits

Placée dans ces conditions, une partie des personnes renonce à faire valoir leurs droits. D’autant que cette difficulté en ligne peut les renvoyer à de violents « sentiments de disqualification [et de] perte de confiance en soi », comme l’indique une étude réalisée par Emmaüs Connect (Revue Projet, 07.2019). Les obstacles que dresse le basculement vers le numérique préoccupent depuis plusieurs années déjà le réseau d’associations et de syndicats constitué pour défendre l’accès de tous aux droits fondamentaux, dont fait partie le Secours populaire. 

On va au-devant de sérieux problème avec la dématérialisation

« Nous voyons déjà arriver des gens complètement perdus. On va au-devant de sérieux problèmes avec la dématérialisation », enrage Annick Wemeaux, qui prévoit de développer dans les permanences de Lorient des ateliers d’initiations à l’informatique et à la navigation sur Internet. Ce type d’initiative se développe un peu partout au Secours populaire, y compris dans le Tarn, dans deux petites villes loin d’Albi, mais aussi dans le Nord, à Seclin.

Le rendez-vous s’est bien passé

« C’est en projet, raconte Rachida Bendif, secrétaire générale de ce comité très actif. Nous allons d’abord développer une aide pour le passage à la dématérialisation du Trésor public, après notre permanence pour aider les gens pour la CAF. » C’est grâce à ce dispositif qu’elle a aidé Peggy à obtenir un rendez-vous. « Rachida m’a même accompagnée, à ma demande », insiste cette dernière, qui a ainsi pu exposer sa situation et recevoir l’aide exceptionnelle dont sa famille avait besoin pour s’en sortir. « Une partie de notre dette reste à notre charge, mais ça va mieux. On remonte la pente maintenant. »