Émanciper
Le Mans : trois femmes debout

La fédération du Secours populaire de la Sarthe a initié un projet de portraits de femmes intitulé « Je, tu, elles ». Il mêle photographies, témoignages écrits et podcasts, réalisés lors d’une année d’ateliers d’expression et de pauses bien-être. En septembre 2025, il s’incarnera en une exposition visant à briser les clichés et mettre en valeur la résilience de cinq femmes accompagnées par l’association, aux parcours de vie déchirés par la violence, l’exil ou la pauvreté. Rencontre, le 15 mai 2025, avec trois d’entre elles.
« J’étais au ciel, il ne manquait plus que les étoiles. » Lucie se tient droite sous le soleil de printemps, dans le centre-ville du Mans, à quelques rues de l’institut bien-être où elle a passé une partie de la matinée. Au programme : massage et luminothérapie, une première pour la jeune femme. Michael (sic) songe : « Durant une heure, j’ai oublié la dureté de ma vie ; je me suis sentie sereine, ce qui ne m’arrive jamais. Je me suis autorisée à être heureuse ». Puis, étonnée de ce qu’elle découvre en même temps que les mots filtrent de sa bouche, elle révèle : « Je suis en train de vivre la plus belle journée de ma vie ». Guyrlaine, elle, n’a pas les mots ; ou, du moins, ceux-ci ne parviennent pas à se frayer un chemin de son cœur à sa tête. Ce n’est qu’une heure plus tard qu’elle soufflera un « C’était bien » – et dans ce « bien » sera contenu tant de bonheur qu’elle en allongera la syllabe, en un sourire rêveur, comme pour le prolonger. Toutes trois retrouvent Alicia, chargée de développement au sein de la fédération de la Sarthe du Secours populaire, qui a initié et coordonne le projet « Je, tu, elles », qui les réunit depuis sept mois.
De l’ombre à la lumière
« L’objectif de ce projet est de faire se rencontrer des femmes accompagnées par le Secours populaire, qui ont des parcours de vie déchirés, afin que se crée entre elles un lien fort, une sororité, éclaire Alicia. Nous espérons qu’à travers ce lien, elles puissent réaliser qu’elles ne sont pas seules et qu’elles peuvent reprendre la main sur leur destinée. » C’est l’objectif de cette journée : tisser ce lien entre elles, les souder. La finalité de « Je, tu, elles » est une exposition, mêlant photographies, témoignages audios et écrits, qui ornera les murs de l’université du Mans dès le 10 septembre 2025, puis tournera dans différents lieux du département. De l’ombre à la lumière, de l’oubli de soi à l’estime de soi, de la souffrance à la résilience : ainsi va le chemin proposé par le Secours populaire, dans l’esprit de sa démarche « Le Dire pour agir », à Lucie, Michaelle et Guyrlaine, ainsi qu’à deux autres femmes, elles aussi soutenues sur le long terme par les bénévoles manceaux.
Comme elles s’étaient retrouvées de bon matin autour d’un petit-déjeuner en terrasse, elles s’apprêtent à partager le déjeuner, rejointes par une autre bénévole du Secours populaire, Corinne, par ailleurs militante au sein d’une association de défense des droits des femmes. C’est au Café Folk que toutes les cinq s’installent, dans une salle, intime et paisible, à l’étage. L’accueil est chaleureux dans ce restaurant bio, partenaire de longue date du Secours populaire. C’est la base des enfants bénévoles « Copain du Monde », quand ceux-ci distribuent des chocolats chauds aux sans-abri l’hiver ; c’est un lieu ressource pour les réunions et les formations ; c’est naturellement là qu’Alicia a pensé organiser ce temps de rencontre. Les mots viennent vite – ils sont autant de baumes sur les blessures. « C’est avec ce projet que j’ai pu commencer à parler, après toute une vie à me taire », confie Michael, les larmes au bord des yeux mais la voix nette, résolue.
« J’ai découvert que je pouvais encore être gracieuse »
Leurs parcours essaimés de violence, de deuil, de pauvreté, d’exil ou de solitude s’expriment alors, se rejoignent et – enfin – s’allègent. Sur ces violences conjugales à en perdre la vie, l’absence d’un enfant à en perdre la raison, il faut poser les mots, pour avancer, renaître. « J’ai décidé de regarder la vie en face, d’arrêter de me cacher dans le noir », dit Lucie, avant que sa voix ne se brise. Dire « oui » à ce projet, c’est, pour chacune d’elles, sauver sa vie. « J’ai dit oui quand j’ai commencé à avoir moins peur. Moins peur de regarder mon histoire et moins peur du regard des autres », souligne Guyrlaine. Elles sont prêtes. Car cela fait des mois que le Secours populaire les accompagne et les aide à reprendre confiance, à l’occasion de séances bien être, de sorties, d’ateliers de parole ou d’écriture mais aussi de séances photo. Ces shootings ont été assurés par un photographe professionnel, Jacques Cohen, mobilisé par l’association culturelle « De l’autre côté du miroir », avec qui le Secours populaire a monté le projet.
L’objectif est de faire se rencontrer des femmes accompagnées par le Secours populaire, qui ont des parcours de vie déchirés, afin que se crée entre elles un lien fort, une sororité. Nous espérons qu’à travers ce lien, elles puissent réaliser qu’elles ne sont pas seules et qu’elles peuvent reprendre la main sur leur destinée.
Alicia Babin, chargée de développement
au sein de la fédération du Secours populaire de la Sarthe
Ces photos, qui illustreront l’exposition, ont été prises sur leurs lieux de vie. Toutes trois partagent leurs souvenirs encore récents de ces séances, qui constituent une étape fondamentale du projet « Je, tu, elles », nœud décisif du retour à soi en même temps que d’une ouverture sur le monde. « Au début, je ne voulais pas faire ces photos car j’avais peur que la tristesse ne transparaisse, qu’elle n’envahisse mon visage », analyse Michael, suggérant cette question : la douleur imprime-t-elle le négatif ? Chaque série de photos est différente, et résulte de leur choix exclusif. Les cinq photos de Michael dessinent d’elle un portrait fragmenté : un profil éclair, un éclat de visage surgi d’un miroir, un corps aux trois quart plongé dans l’ombre. On pourrait penser à une dissimulation, mais c’est plus sûrement à une apparition en douceur, un dévoilement prudent et inédit auquel le spectateur assiste. Guyrlaine partage avec ses « nouvelles amies » un souvenir. « Le photographe m’a proposé de faire une photo dehors, devant la petite barrière de ma maison. Les voisins nous regardaient. J’ai affronté leur regard, j’ai surmonté ma peur. J’avais les yeux dans le soleil, mais j’ai tenu ! J’ai découvert que je pouvais encore être gracieuse. »
Un nouveau départ
Lucie, elle aussi, est fière de ses photos. « Elles me ressemblent », sourit-elle, heureuse d’avoir franchi le pas, osé s’exposer. Elle est particulièrement attachée à trois d’entre elles. La première a été prise dans les locaux du libre-service alimentaire du Secours populaire, où elle est bénévole chaque vendredi matin. Elle est accoudée à une palette de farine, le visage posé dans le creux de la main, le regard porté loin. Sur la deuxième, on la voit avec sa fille de sept ans dans le salon de la maison où elle trouva refuge un temps ; dans un clair-obscur magnifique, elles semblent, dans leur beauté et leur complicité, deux personnages de Rembrandt. « Je n’ai plus personne, à part ma fille Charlène. Nous sommes seules au monde à présent, mais nous sommes ensemble. » On la devine, sur la troisième, de dos : elle porte un sac et regarde l’horizon. « C’est mon nouveau départ », explique-t-elle. La complicité naît vite entre les trois femmes. « Elles ont pu s’exprimer aussi librement aujourd’hui car leurs histoires résonnent les unes avec les autres, indique rétrospectivement Alicia. Elles se sont senties, en écoutant un autre récit, autorisées à confier le leur. » Elles se découvrent des points communs, dans leurs blessures comme dans leurs remèdes. Ainsi, Guyrlaine et Lucie confient tenir chacune un carnet où elles écrivent la nuit, quand le sommeil ne vient pas.
L’écriture est un autre point cardinal du projet. A l’issue de ce moment passé ensemble, elles emportent chacune un cahier « Le Dire pour agir », aux pages blanches qui attendent d’être peuplées par leurs mots de vie et d’espoir. « L’espoir doit être notre socle. Rien n’est encore perdu tant que la vie continue », y consigne déjà Michael. Toutes y confieront, annoncent-elles, leur désir d’agir pour un monde qui « protégerait mieux ses mères et ses filles ». « J’espère que nos paroles donneront du courage à d’autres femmes », ajoute Lucie. Chacune offre déjà de son temps pour les autres : comme Lucie, Michael s’engage au Secours populaire, en tant que coiffeuse bénévole. Guyrlaine participe aux sorties scolaires et accompagne les apprentissages d’un jeune enfant handicapé. Ce sont des femmes qui se sont relevées et qui avancent. Qui n’ont pas renoncé, malgré les épreuves, à tisser des liens avec le monde, à agir en solidarité. Elles sont certes inquiètes à l’idée de s’exposer ainsi, inquiètes de ce 10 septembre qui approche et qui dévoilera leurs visages, leurs voix, leurs mots. Mais elles sont déterminées. « Nous sommes prêtes », sourit Guyrlaine.
