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Nord-Kivu : « Je suis une sentinelle dans la nuit »

Mis à jour le par Pierre Lemarchand
RDC - "Je suis une sentinelle dans la nuit"

Le Secours populaire soutient son partenaire congolais, le FDAPID, dans un programme de protection des défenseurs des droits humains, dans un contexte de guerre civile dans le Nord-Kivu, en République démocratique du Congo. Voici l’histoire de L., un de ces 55 « justes » mis à l’abri. Militant dans une association de protection des femmes victimes de violences, il est menacé de mort. Loin de sa famille, il se cache un temps en Ouganda pour sauver sa vie.

L., de la chambre d’hôtel où il s’est réfugié, regarde la ville de Kampala s’éveiller. Chacun vaque à ses occupations – les commerçants installent leurs étals, les promeneurs vont au travail, les taxis entament leur concert de clacksons. Il est 5h, il n’a dormi quelques heures d’un mauvais sommeil, agité, hanté. « C’est une ville vivante », songe-t-il, où l’on est libre d’aller et venir ; une ville en paix. » Une ville si différente de ce qu’est devenue Goma, qu’il a dû se résoudre à fuir un mois auparavant. L. pense à sa femme et ses quatre filles, demeurées là-bas. Il les a appelées au téléphone la veille au soir, comme il le fait chaque jour depuis qu’il est ici, en Ouganda. Elles vont bien – autant que possible, dans une ville en proie au chaos et la misère. Puis il a passé des heures sur son téléphone, traquant les nouvelles, écumant les boucles WhatsApp qui témoignent des exactions et des violences perpétrées par les milices armées et les gangs dans le Nord-Kivu, sa région, au nord-est de la République démocratique du Congo. Il redoute de reconnaître des proches parmi les personnes assassinées (parfois des familles entières décimées) dans un cambriolage qui a mal tourné ou un règlement de compte. L., à Goma, depuis la résurgence des violences en janvier 2025, court un double risque : celui de tout citoyen kivutien et celui propre à son statut de défenseur des droits humains. Comme 54 autres militants associatifs mis à l’abri, il est menacé de mort. Il a bénéficié du programme de protection mis en place par le FDAPID (Foyer de développement pour l’autopromotion des personnes indigentes ou en détresse), avec le soutien du Secours populaire et de son autre partenaire en France, Agir ensemble pour les droits humains (AEDH)[1].

« J’ai réalisé que je constituais un danger pour ma famille. » 

Le FDAPID et le Secours populaire œuvrent depuis deux décennies à des programmes pour préserver la survie des populations autochtones pygmées, dans les domaines de la scolarisation, l’agriculture, l’accès à l’eau ou à la santé[2]. Quand, en 2021, la milice M-23 a repris les armes contre le gouvernement de Kinshasa, semant la violence et la mort dans toute la province du Nord-Kivu, le FDAPID et le Secours populaire ont imaginé un programme d’urgence à l’attention des familles déplacées dans des camps et des orphelins de guerre. En 2023, plus de 5000 personnes ont ainsi pu être aidées sur le plan matériel, pour que soient assurées leur survie et leur dignité. Aujourd’hui, depuis l’offensive éclair du M-23 qui lui a permis de s’emparer de Goma et de villes alentour jusque dans le Sud-Kivu, les deux partenaires unissent leurs efforts dans le cadre de ce programme d’urgence de protection de défenseurs des droits de l’Homme, dont L. fait partie. « Le Secours populaire a soutenu 55 de ces défenseurs, qui sont en danger de mort en raison de leur activisme, leur engagement dans le processus de paix et leur travail de documentation des violations des droits humains, qu’ils réalisent au quotidien de manière héroïque, salue Vicar Batundi Hangi, le coordinateur du FDAPID. Leur activité pointe du doigt les responsabilités et les délits des belligérantsA ce jour, ce sont 300 défenseurs en danger de mort qui ont été recensés. Cinq d’entre eux ont été assassinés le mois dernier. »

Vicar Batundi Hangi, coordinateur du FDAPID, témoigne de la situation dans le Nord-Kivu et des actions mises en oeuvre avec le Secours populaire pour soutenir la population, dont 55 défenseurs des droits humains.

L. referme la fenêtre de sa chambre. Tandis qu’il s’allonge sur le lit pour tenter de se reposer un peu, les souvenirs remontent et affluent – toujours les mêmes, engrenages d’une chronologie implacable. Le saccage, en mars 2024, du siège de son association par les militaires et le vol de tous les dossiers de recensement de leurs atteintes à la dignité humaine, notamment leurs violences faites aux femmes. Dans la foulée, les premières menaces de mort qui s’affichent sur l’écran de son téléphone puis s’y expriment de vive voix. « Tu pourras toujours te cacher, Goma est toute petite, on t’aura ». Comment oublier ces mots-là ? Un mois plus tard, c’est sa maison qui est attaquée. « C’était en avril 2024, il était 23h. J’ai entendu un fracas. On avait cassé la vitre de ma fenêtre et la lumière d’une torche s’est projetée vers moi. Les lampes du salon étaient éteintes, seule la télévision était allumée. J’ai entendu une voix : « Fungua » – ça veut dire “ouvre”. Puis ils ont tiré des coups de feu. » L. et sa famille quittent leur maison dès le lendemain, pour déménager dans un quartier lointain de Goma. « C’est à ce moment que j’ai réalisé que je constituais un danger pour ma famille », confie L.

« J’étais leur cible, il me fallait partir et me cacher pendant un temps. »

Les menaces, alors, se poursuivent ; elles sont à présent proférées par les membres des gangs dont L. et son association ont dénoncé l’esclavagisme sexuel, perpétré à l’encontre de jeunes femmes des campagnes venues tenter leur chance en ville. La prise de Goma par le M-23 le 26 janvier 2025 précipite son inéluctable départ. Cette nuit-là, le chaos est tel que 4000 détenus s’évadent de la prison. Parmi ceux-ci figurent des « bourreaux », dont l’association de L. avait dénoncé les actes de viols, de rackett et de torture à l’encontre de détenues. Le travail de documentation et de plaidoyer de L. avait porté ses fruits : ces criminels devaient être transférés à la prison centrale de Kinshasa et jugés pour leurs méfaits. « Cette nuit-là, ils ont commis des exactions terribles, ont violé et brûlé vives des femmes. Ils ont récupéré des armes abandonnées par les gardes dans la panique. Vicar du FDAPID, qui suivait mon dossier depuis les premiers incidents, m’a confirmé que j’étais leur cible, et qu’il me fallait partir et me cacher pendant un temps. » C’est la décision la plus difficile que L. ait jamais dû prendre. « Ma femme et mes filles ont dû abandonner leur maison ; à présent c’est moi qui les quitte. Mais ma femme m’a toujours soutenu dans mon engagement. J’ai retardé ce départ jusqu’à la dernière limite. » Sa femme, qui lui conseille de s’exiler pour sauver sa vie depuis des mois, achève de le convaincre. Grâce au programme soutenu par le Secours populaire, il aurait la vie sauve.

L. se relève. Impossible de fermer l’œil. Impossible, finalement, de faire quoi que ce soit dans les 9 mètres carré de cette chambre hors le monde, hors la vie. « Parfois, je me dis qu’il vaudrait mieux que je rentre au Congo ; je mourrais, mais je serais auprès des miens. » L. chasse l’idée, car il sait que de son exil dépend aussi la sécurité de sa famille. Il lui faut tuer les heures jusqu’au soir, jusqu’à l’appel qui lui fera la rejoindre un temps. Il pense à elles, enfermées toute la journée. Sa femme ne peut plus travailler, sa pharmacie ayant été pillée – « ils ont tous volé, tout emporté, jusqu’à la porte d’entrée ». Les écoles de ses filles, comme près de 800 écoles du Nord-Kivu[3], ont fermé leurs portes, pour raison de sécurité ou pour être transformées en camps de déplacés. L. ferme les yeux et la journée du départ, le 3 mars 2025, se déroule à nouveau dans sa tête. « Ce matin-là, de nombreux collègues, avec lesquels j’étais actif dans la société civile, ont été arrêtés. J’avais rendez-vous avec quelqu’un du FDAPID, à qui j’ai remis mes bagages, et qui m’a remis mon billet de bus, mon visa et une enveloppe de 540 $. » L. a attendu la fin de journée, pour se fondre dans le flot de petits commerçants qui empruntent la barrière Birere-Gisenyi, le point de passage entre la RDC et le Rwanda, afin de passer au travers des contrôles. A la gare de Gisenyi, il monte dans le bus de nuit à destination de Kampala, la capitale ougandaise, qu’il atteint le lendemain matin. A 9h, L. débarque dans ce pays inconnu, dont il ne connaît pas la langue. Un Congolais l’aide à changer ses dollars en shillings, il achète une carte SIM ougandaise, appelle un numéro. Au bout du fil, on lui dit de monter derrière une moto. L. s’exécute et le conducteur, au bout d’un voyage de 30 minutes, le dépose devant l’hôtel où il se cache encore aujourd’hui. De l’état de confusion totale qui était le sien, de sa solitude qui tranchait net avec la foule vibrante de Kampala, de la moto qui l’emmenait vers l’inconnu, L. se souviendra toujours.

L., dans une rue de Kampala, le mardi 8 avril 2025. ©DR

Les minutes s’égrènent dans la petite chambre. Les pensées de L. s’écoulent en même temps que l’eau dans la bonde de la douche. Il sort quelques minutes dans la petite cour de l’hôtel, cherche de l’air. Regarde son téléphone, à nouveau. Vers 15h, il se rend dans le petit restaurant congolais pour prendre son seul repas de la journée – chaque shilling compte. « Le pécule que j’ai perçu du Secours populaire, je l’ai partagé avec ma femme et mes filles, afin qu’elles puissent se nourrir. Nous n’avons plus, ma femme et moi, aucune ressource pour survivre. A Kampala, un contact, d’une autre organisation de défense des droits de l’homme, m’a remis un nouveau pécule. Celui-ci aussi, je le partage avec les miens. » Ainsi va la chaîne de la solidarité, pour L. comme pour la cinquantaine de femmes et d’hommes, défenseurs des droits humains, protecteurs des populations les plus fragiles et les plus démunies, protégées à leur tour dans le cadre de ce programme, et mis à l’abri dans des zones sûres de la RDC, en Tanzanie, au Burundi ou en Ouganda. La nuit tombe sur Kampala et L. regarde les lumières de la ville. Son regard est porté loin, vers Goma. Il sait qu’il retrouvera sa femme et ses enfants, il sait qu’il faut être patient. « La nuit, je suis une sentinelle au téléphone. Si ma famille a besoin d’aide, je veux être là pour elle. » 


[1] L’AEDH accompagne l’action, partout dans le monde, de quelque 400 associations de défense des droits de l’Homme, dont la protection des défenseurs des droits humains en danger.

[2] Le partenariat s’est noué d’abord avec la fédération du Rhône du Secours populaire, bientôt rejointe par la fédération de Paris.

[3] Source : Unicef et Save the children.

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