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Guéret : le français, une partie de plaisir

Mis à jour le par Pierre Lemarchand
Nelly, animatrice de l’atelier « jeux de société » du Secours populaire de Guéret, entournée de Sam et Sangmo, deux apprenants en français.
Nelly, animatrice de l’atelier « jeux de société » du Secours populaire de Guéret, entournée de Sam et Sangmo, deux apprenants en français. ©Jean-Marie Rayapen / SPF

A la fédération du Secours populaire de la Creuse, à Guéret, les personnes migrantes viennent apprendre le français. Chaque semaine, trois cours de langue sont proposés par les bénévoles. Pour prolonger l’apprentissage, une fois par mois, un atelier « jeux de société » les réunit dans la bonne humeur. La rédaction publie ce reportage à l'occasion du 24 janvier, Journée internationale de l'éducation.

Ils sont cinq, les yeux plissés par la concentration, installés autour d’une table ronde. Comme chaque lundi, plusieurs groupes d’apprenants, accompagnés par des professeurs bénévoles, travaillent dur car tous rêvent de savoir parler « un beau français ». C’est un long chemin, incertain et difficile, qui les a menés jusqu’à la permanence d’accueil du Secours populaire de Guéret, dans la Creuse. Pour trouver refuge, échapper à la misère ou la mort, tenter une vie meilleure, ils sont venus d’Éthiopie, du Nigeria, de Russie, d’Ouzbékistan ou encore du Tibet. A l’ordre du jour : la question du pluriel. « Un idéal, des idéaux » trace, de son écriture fine et précise, Anna, ukrainienne. Marcelle lui serre l’épaule, se penche et lui glisse à l’oreille : « C’est bien, bravo. » Enseignante en Côte d’Ivoire, son pays où elle fut persécutée et qu’elle dut fuir pour sauver la vie de ses enfants, elle a d’abord franchi la porte du Secours populaire pour demander un soutien. Les bénévoles l’aident à se nourrir et se loger et Marcelle a souhaité donner en retour. Depuis trois ans, elle enseigne aux primo-arrivants. Tout parcours d’exil est une brisure ; en donnant des cours, Marcelle tisse un fil, entre sa vie d’avant et celle d’à présent, qui concourt à recoudre une blessure ; ainsi, Marcelle n’est pas étrangère à elle-même. « Nous partageons une même histoire d’exil, analyse-t-elle. Je souhaite leur permettre de s’exprimer de mieux en mieux dans notre langue afin d’être autonomes. Les progrès d’Anna ou de Sam me donnent du baume au cœur. » Des festivals, des bleus : Sam, qui vient d’Afghanistan, s’amuse de ces exceptions à la pelle. « Quand je suis arrivé en France il y a un an, je ne parlais pas un mot. Si j’ai progressé, c’est grâce aux bénévoles du Secours populaire. Grâce à eux, je peux imaginer un avenir », confie-t-il. 

« L’atelier jeux me permet de parler français et voir du monde : je m’y suis fait des amis. »

« J’aime aller aux cours de français car cela me donne l’occasion de parler. Il faut que j’apprenne, c’est très important pour la vie de tous les jours : faire les courses, aller chez le médecin, parler avec la maîtresse de mes enfants… », prolonge Anna, ukrainienne. La matinée touche à sa fin ; Sam et Anna ne se disent pas au revoir mais « à tout à l’heure » car tous deux reviendront, cet après-midi, afin de participer à l’atelier « jeux de société » qui se déroule un lundi par mois. Pour l’heure, chacun repart chez soi – celui qui, tout jeune, a fui la folie des Talibans et celle qui, mère de deux enfants, s’est échappée de Mykolaiv bombardée. Tous deux retournent à leur solitude. « Tant que je n’ai pas obtenu mon statut de réfugié, je ne peux pas travailler. Le Secours populaire m’aide à me nourrir et me vêtir mais il m’invite aussi à des sorties, dans les musées ou la nature, confie le jeune Afghan. Ces moments-là, je les adore car sinon, je reste chez moi à ne rien faire. » Anna, elle aussi, peine à emplir ses journées. « Je suis, la plupart du temps, seule à la maison avec mes pensées. Je pense à l’Ukraine. » Quand elle est de retour, à 15h, pour l’atelier « jeux de société », toute mélancolie, toute nostalgie semblent l’avoir quittée. Ce rendez-vous mensuel, elle ne le raterait pour rien au monde. « L’atelier jeux me permet de parler français et voir du monde : je m’y suis fait des amis. Je me concentre sur les parties et ainsi, je pense à autre chose que mon pays lointain, explique Anna en choisissant avec soin chaque mot en français. Ce sont des moments de bonheur. »

C’est d’abord le rire de Nelly qu’on entend, puis surgit dans la grande salle sa petite silhouette électrique. Les bras chargés de boîtes de jeux, elle salue tout le monde de sa voix chantante et doucement éraillée. Tous les inscrits sont déjà là – douze, le maximum. Il y a certains des apprenants du cours du matin, tels Sam, Anna et les Tibétaines Tsering et Sangmo qui semblent, avec leurs marinières, leurs cheveux noués et leurs paires de lunettes cerclées de métal, deux sœurs. Les autres sortent à peine du cours de début d’après-midi. Tout le monde s’assoit autour de la table et le cercle ainsi constitué semble une petite planète, de couleurs et pays mêlés. « Nous allons commencer par une partie de “6 qui prend” », annonce Nelly, montrant à l’assemblée un jeu de cartes tiré d’un boîtier rouge vif. Elle l’a puisé, comme tous les autres jeux, dans le stock de sa boutique « Petits d’Homme », bien connue à Guéret. Plus qu’un magasin, c’est un lieu de rencontre pour les Guéretois, où sont organisés des spectacles, des ateliers et même des anniversaires. Il est fermé le lundi – c’est ainsi qu’elle peut venir bénévolement au Secours populaire. La jeune femme privilégie souvent les jeux de cartes avec des chiffres « car les chiffres, tout le monde connaît ». Elle annonce : « Pour gagner il faut avoir le moins de points possible à la fin de la partie et les points ce sont des têtes de vache ! » Les rires fusent déjà parmi les joueurs. Ceux qui ont pratiqué le jeu lors d’un précédent atelier expliquent à ceux qui découvrent. A la gauche de Nelly, Sam trie ses cartes par ordre croissant, « de la plus petite à la plus grande », explique-t-il aux nouveaux. A sa droite, Anna fait de même, concentrée, sourire aux lèvres. Heureuse.

Nelly ne le sait pas encore, mais elle perdra cette partie de « 6 qui prend ! ». A sa gauche, Sam et Anna sont concentrés au maximum. ©JM Rayapen/SPF

« Dans les jeux, les règles sont les mêmes pour tout le monde. On est tous égaux devant le plateau ! »

Si l’atelier « jeux de société » existe depuis deux ans maintenant, la rencontre entre Nelly et le Secours populaire remonte à cinq ans. C’est dans son magasin que sont achetés les jouets offerts aux familles par les Pères Noël verts. Nelly choisit alors avec soin les plus beaux et les mieux adaptés à chaque âge. Lors des repas solidaires ou des sorties en plein air, elle apporte ses grands jeux en bois et propose des animations ludiques. Au fil de son engagement est née l’idée d’un atelier « jeux de société » pour les personnes migrantes, offrant une approche complémentaire de celles des cours de français, moins pédagogique, plus « axée sur le plaisir et les échanges », analyse Nelly. « Le jeu laisse une place entière à chacun : on joue à tour de rôle. Et j’aime aussi la taquinerie que permet le jeu. » L’enjeu est d’offrir à ces personnes, souvent porteuses d’histoires douloureuses, de la joie, un peu de légèreté. « C’est un moment hors-temps, où l’on s’évade de nos contraintes et nos difficultés. Dans les jeux, les règles sont les mêmes pour tout le monde. On est tous égaux devant le plateau ! » conclut-elle, franc sourire, yeux rieurs et déterminés. La table de jeux a agi comme un aimant : à la fin de la deuxième partie de « 6 qui prend », tous les bénévoles du Secours populaire y ont conflué et le nombre de présents a doublé. Quand Sam gagne, c’est l’ovation.

Nelly répartit à présent les participants en deux tablées. La première entame une partie de Skyjo, autre jeu de cartes trépidant. La seconde, réduite à cinq joueurs, déploie un jeu de plateau, le Tsuro, le « jeu des chemins ». Leurs gestes ralentis, leur déplacement cérémonial des pions, leurs échanges à voix basse contrastent avec les rires des joueurs de carte qui éclatent à l’autre bout de la salle. En même temps qu’ils construisent leurs chemins, ils échangent en français, la langue qui les lie – Mansour, qui vient de l’ouest-Soudan, parle four ; la langue de Sam et Dost Mohamed est le dari ; celle de l’Ivoirien Abdoulaye le mahou ; Sangmo parle quant à elle le tibétain de Lhasa. Ensemble, en même temps qu’ils progressent dans la construction de leurs chemins sur le plateau, ils travaillent cette langue qu’ils aspirent à parler toujours mieux. Ce qu’ils ont appris plus tôt, lors des cours de français, ils l’appliquent à présent, dans le pur plaisir de la rencontre et du partage. L’atelier terminé, chacun vient saluer Nelly. « Au revoir » ici. « A bientôt » là. « A la prochaine », lance quant à lui Sam. Anna s’approche de Nelly : « Merci ».