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Privas : la solidarité à livre ouvert

Mis à jour le par Pierre Lemarchand
Valérie, bénévole du Secours populaire de Privas, lit des histoires aux enfants au pied d’un immeuble, dans un quartier populaire de Privas, en Ardèche, le mercredi 2 octobre 2024.
Valérie, bénévole du Secours populaire de Privas, lit des histoires aux enfants au pied d’un immeuble, dans un quartier populaire de Privas, en Ardèche, le mercredi 2 octobre 2024. ©Nathalie Bardou/SPF

Les bénévoles du Secours populaire de Privas se rendent depuis 2022 au pied des immeubles pour y faire des lectures. S’inscrivant dans l’accompagnement éducatif et scolaire mis en œuvre par l’association, cette initiative tisse des ponts entre les enfants et les livres et créent des parenthèses enchantées pour toute la famille.

Les enfants sont arrivés en avance – il n’est pas tout à fait 17h ce mercredi. Amira est encore essoufflée d’avoir couru quand elle s’assoit aux côtés de Caroline, sur un muret recouvert d’éclats de mosaïque multicolores, tout près du grand acacia sous lequel les autres bénévoles du Secours populaire disposent coussins, couvertures et malles de livres. Amira rit, toute à son plaisir d’écouter l’histoire d’une petite chenille qui est sans cesse interrompue dans son déjeuner. « Je viens à chaque fois », annonce avec satisfaction la petite fille de 6 ans. Elle habite, comme tous les autres enfants, dans le quartier populaire Nouvel-Horizon de Privas – mais tout le monde ici l’appelle de son ancien nom, Lancelot. En cinq minutes à peine, Caroline, Marie-Hélène, Zoulikha, Valérie et Marie ont aménagé un coin lecture douillet et coloré pour la quinzaine d’enfants présents, veillés par leurs mamans. Chaque quinzaine, les bénévoles du Secours populaire créent pour les habitants un temps de lecture au pied des immeubles. Les enfants ne tardent pas à ôter leurs chaussures et, caressés par le soleil d’octobre, se débarrassent de leurs manteaux. « L’hiver, c’est plus dur, on se retrouve dans des cages d’escalier qui sentent le pipi, où il y a des dealers. » Derrière la voix flûtée de Caroline, son air malicieux, perce une détermination sans faille : celle des bénévoles du Secours populaire de transmettre le goût de la lecture, de défendre un égal accès de tous les enfants à la culture. 

« On apprend de nouveaux mots, des mots qui sont beaux. »

Quand Caroline a rejoint l’équipe de bénévoles, elle a créé une passerelle avec la Médiathèque départementale de l’Ardèche, au sein de laquelle elle est bibliothécaire jeunesse. L’équipe dispose ainsi d’un stock régulièrement renouvelé de livres neufs et adaptés aux tout jeunes enfants. C’est à présent Anna, petite Mahoraise de 4 ans, qui se blottit contre Caroline. Toutes deux chantent des comptines, tirées de livres minuscules que l’enfant choisit dans les compartiments d’un cube. Anna chante, danse, tourne sur elle-même. Elle se régale de ces mots qu’elle fait jouer dans sa bouche et rit de cette drôle de poule qui s’empiffre de pain dur. Elle court jusqu’à Nadhuimati, sa maman, pour lui chanter la ritournelle qu’elle sait à présent par cœur. « Avec les enfants, nous ne ratons jamais une lecture, confie Nadhuimati. Nous n’avons pas beaucoup de livres à la maison – trois ou quatre. Quand les bénévoles arrivent avec les malles pleines de livres, mes enfants accourent. » Elle écoute son enfant chanter puis reprend le fil de sa pensée. « J’aime les histoires moi aussi. Un jour, je me suis tant glissée dans la peau d’un des personnages que j’ai poussé des cris comme mes enfants ! Ce sont des moments que je partage avec eux et qui nous rapprochent. »

Marie-Hélène lit une histoire aux enfants et les fait « s’envoler dans un autre monde ». ©Nathalie Bardou/SPF

L’arbre embrasse de son feuillage le monde entier. Les enfants semblent autant de fruits nés de ses racines, mûris à sa sève. Nombre d’entre eux sont issus de familles migrantes qui ont parcouru un long chemin pour trouver la paix ou la sécurité : libanais, arméniens, albanais, algériens, ils partagent le goût des belles histoires. Kumri, maman albanaise, s’exclame : « C’est une richesse de lire : on apprend de nouveaux mots, des mots qui sont beaux. » Elle montre un garçon d’une dizaine d’années qui lit une histoire à deux petits. « C’est mon fils, Romeo. Son plaisir, c’est de lire aux autres enfants. Là, je sais qu’il est heureux. » Roméo, ainsi que tous les enfants présents, bénéficient de l’accompagnement éducatif et scolaire mis en œuvre par le Secours populaire de l’Ardèche. Les bénévoles les aident pour faire leurs devoirs de manière individualisée ; ils participent de plus à de nombreuses sorties culturelles – à la médiathèque, la fête du livre ou au théâtre, dans la campagne avoisinante ou à la ferme pédagogique. Les lectures au pied des immeubles s’inscrivent dans ce maillage d’actions, qui visent à offrir à ces enfants des outils pour découvrir et comprendre le monde. Tout comme goûter sa part magique et sensible. « La lecture offre la possibilité de s’envoler dans un autre monde, songe Marie-Hélène, enseignante à la retraite. Elle permet de révéler des émotions qu’on n’osait pas dire et sur lesquelles on saura mettre des mots. De se dire que d’autres ressentent certaines choses comme soi – et de se sentir moins seul. »

« Un enfant se blottit contre toi, tu le prends sous ton aile et tu le fais décoller. »

Au début, Zoulikha écoutait. Puis, un jour qu’il y avait beaucoup d’enfants, elle a revêtu le gilet bleu des bénévoles du Secours populaire et s’est mise à lire. D’abord à ses propres enfants, puis à tous les enfants. Aujourd’hui, elle est une des bénévoles actives du comité de Privas ; aujourd’hui, au pied de l’arbre, elle lit. Cela lui procure, confie-t-elle, « un grand plaisir et une grande fierté, car ces moments sont très importants pour les petitsBeaucoup de mamans ne peuvent pas prendre ce temps pour leurs enfants parce qu’elles travaillent dur ou ne savent pas lire le français. » Lire, c’est alors prévenir une injustice, veiller à l’égalité, offrir son lot de chance à chacun. « Les jeunes enfants sont sensibles à l’attention qu’on leur porte, à la musicalité des mots et aux images, détaille Caroline. Ils se créent des habitudes de lecture, associent les livres au plaisir et développent leur langage. » Sous les yeux de leurs mamans, ils grandissent, tandis que celles-ci tissent des liens de complicité et de solidarité. En cette fin d’après-midi, Zoulikha écoute à nouveau. Amani se confie à elle, lui conte son angoisse car tombent les bombes sur son pays, le Liban, où vivent les siens. Tandis qu’elle parle de la guerre, ses deux enfants, à quelques centimètres, sont plongés dans le monde des livres, où nulle arme ne peut les atteindre, où le rire et l’insouciance sont souverains. C’est Valérie, professeure d’anglais en collège, qui les y transporte. Leurs rires témoignent de leur amour inconditionnel pour la grenouille à grande bouche. « C’est ça la lecture : un enfant vient se blottir contre toi, tu le prends sous ton aile, tu lui lis une histoire et tu le fais décoller », glisse avec tendresse Valérie.

« C’est la cinquième fois que je viens ! » Amani est formelle – il est des comptes importants et des moments précieux. « Je retrouve mes voisines et mes amies, on passe un bon moment ensemble, cela me permet d’entendre le français et de le parler. Les enfants, ce qu’ils aiment, ce sont les histoires mais aussi l’ambiance qu’il y a quand les bénévoles sont là. C’est à la fois joyeux et tranquille. » Valérie referme à peine le livre de la grenouille que deux petites silhouettent jaillissent des coussins et courent à la malle pour y puiser une autre histoire. Le soleil de début de soirée dore les visages, découpe les silhouettes et allonge les ombres. Le vent souffle fort et l’amas coloré de plaids et de couvertures forment un îlot dans la tempête ou, plutôt, dessinent un radeau canotant vers l’aventure. Les pages des livres sont autant de voiles qui lui offrent ses directions fantasques, ses rêves de trésors et permettent des rencontres merveilleuses : une chenille qui fait des trous, un ogre inoffensif, une souris verte, une poule qui picote du pain dur, une troupe de manchots rigolos, une grenouille trop bavarde. Les bourrasques se multiplient, le froid mord un peu quand le soleil se cache, mais personne ne semble s’en apercevoir ni en souffrir car ce qu’ont construit les bénévoles, au pied des immeubles et sous l’acacia, c’est un abri.

Zoulikha a d’abord été aidée par le Secours populaire puis, très vite, est devenue bénévole. Elle participe aux lectures qui se tiennent dans son quartier. ©Nathalie Bardou/SPF