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Gaza : l’histoire de Bassam et Nawal

Mis à jour le par Pierre Lemarchand
Le docteur Bassam, 50 ans, et sa patiente Nawal, 76 ans, sont tous deux originaires de Gaza City. Ils se sont retrouvés à Khan Younès puis à Rafah, où ils se réfugient aujourd'hui.
Le docteur Bassam, 50 ans, et sa patiente Nawal, 76 ans.

Le docteur Bassam, 50 ans, travaille au sein de PMRS, organisation médicale et partenaire du Secours populaire en Palestine. Il a été amené à soigner Nawal, Gazaouie de 76 ans, et lui a sauvé la vie. Tous deux vivent dans la tourmente de la guerre qui sévit depuis le 7 octobre dans la bande de Gaza. Ils incarnent la souffrance et la résistance de la population civile.

Il est 8h et le docteur Bassam s’installe à son bureau, dans un des nombreux camps surpeuplés de Rafah, dans l’extrême sud de la bande de Gaza. La permanence médicale de PMRS, l’association au sein de laquelle il œuvre depuis 2002, ouvrira ses portes dans une heure à peine. Ses traits sont tirés – comment pourrait-il en être autrement, quand il faut faire tant avec si peu ? Ce qui épuise le docteur est cette « lutte continuelle pour trouver de l’eau, de la nourriture, un peu d’électricité ou de réseau, et bien sûr des médicaments ». Ce sont ces « nuits passées à pleurer, à faire face aux attaques de panique, parce que je ne sais plus quoi faire. » Bassam est marié, père de deux enfants et, « comme tous les pères de Gaza, je m’efforce de leur apporter la sécurité dont ils ont besoin ». Et comme tous les habitants de Rafah, en ce mois de mars 2024, il redoute les attaques de l’armée israélienne, dont la menace est brandie chaque jour. Bassam a quitté sa ville natale de Gaza bombardée, dans le nord de la bande, pour aller à Khan Younes, puis a dû la fuir pour se réfugier à Rafah. La fatigue, c’est aussi celle de « devoir tout recommencer à zéro, d’avoir peur de mourir à tout instant, de n’avoir plus rien. Et après Rafah, il n’y aura plus nulle part où aller. » 

Le même gilet blanc

Depuis deux mois, le docteur Bassam a pris la direction de PMRS dans la bande de Gaza. Il sait qu’en ce moment même, la trentaine d’équipes mobiles de l’organisation y sont à l’œuvre, se portant au plus près des populations, installant des points de santé où elles se réfugient, se déplaçant à pied ou en vélo dans un Nord ruiné, aux routes défoncées. Pansant les blessés, réconfortant les enfants, soutenant les mères enceintes et les jeunes mamans, soignant les malades chroniques, accueillant les angoisses, semant des graines de courage et d’espoir. A Gaza City, A Deir Al-Balah, à Khan Younes ou ici, à Rafah. Médecins, infirmières, aides-soignants, psychologues : toutes et tous revêtent le même gilet blanc frappé du logo jaune de PMRS. Il lui faudra veiller à ce que les quelques véhicules (loués, car la plupart ont été détruits) soient approvisionnés en essence – dont la dotation de 200 litres par semaine est fournie par l’UNRWA. A fournir les équipes en médicaments et équipements sanitaires – les stocks de PMRS ont péri dans les ruines, aussi est-ce un défi de chaque jour. Le docteur achète sur le marché local, reçoit des dons du gouvernement, de l’UNRWA, de l’OMS et d’ONG, « mais cela reste terriblement insuffisant. Il y a un fossé immense avec les besoins. Deux livraisons de médicaments doivent franchir la frontière et m’arriver cette semaine. Ça fait deux mois que je les attends … » Mais tout cela, ce sera cet après-midi. Pour l’heure, le docteur Bassam va faire, de 9h à 14h, son métier : soigner.

Des tentes de fortune

Il attend 150 malades. Chaque jour, dans chacun des trois camps où PMRS a établi une permanence fixe, c’est le nombre de personnes qui se présentent. Le docteur Bassam travaille dans un camp qui jouxte la frontière égyptienne et où vivent 8000 personnes. Rafah, qui comptait avant le 7 octobre 200 000 habitants, a vu sa population décupler : 1,5 million de personnes y vivent aujourd’hui, dans des conditions terribles, entassées dans les différents camps de la ville, sous des tentes de fortune, livrées aux intempéries, démunies. Son équipe arrive à présent : un autre médecin généraliste, une gynécologue, un psychologue, une infirmière et un animateur pour enfants. Ensemble, ils accueillent tous les besoins, du pansement à changer d’un blessé au suivi d’une femme enceinte. « Nous traitons surtout des infections respiratoires aiguës et des diarrhées, de nombreuses maladies dues au manque d’hygiène dans le camp, aux eaux souillées. Ces jours-ci, nous faisons face à une épidémie d’hépatite A qui frappe les enfants. Et nous assurons le suivi des malades chroniques, comme les cancers. Les traitements ne sont plus disponibles, alors nous tentons de trouver des alternatives, que nous savons moins efficaces. Mais c’est la seule solution. »

Une médecine empirique

Bassam pense à son peuple, au passé parti en fumée, au présent dangereux et incertain, à l’avenir confisqué. Il pense à ce vieil homme qu’il a vu hier, qu’il suit depuis deux mois, et pour lequel il ne peut rien faire, dont l’ulcère au pied empire car il ne dispose pas des médicaments adaptés. Il pense à cet enfant dévoré par la fièvre, dont il n’a pas pu diagnostiquer le mal, déterminer si l’infection était virale ou bactérienne. Sans électricité, il n’y a plus de scanner, plus d’échographie possibles. Plus de réfrigérateur, plus d’analyses de sang. « Nous ne pouvons plus, dans la plupart des cas, que nous baser sur notre observation et notre expérience. Nous pratiquons une médecine empirique. » Il pense aux premiers cas de malnutrition infantile du camp, survenus il y a quelques jours, tandis que la famine est consommée dans le nord de Gaza et que les enfants commencent à y mourir de faim. Il pense à l’implacable logique du pire, aux combats si difficile à mener. Mais il pense aussi à celles et ceux qu’il est parvenu à sauver. Il pense à Nawal.

Les odeurs du jardin

Dans la petite pièce bondée, Nawal ferme les yeux. Elle se retrouve dans le jardin de sa maison de Gaza City. Elle caresse les troncs de son citronnier, son oranger, son dattier ; elle hume le parfum de ses fleurs et dispose avec soin ses plantes en pot sur les escaliers de pierre. Elle entend les oiseaux, le murmure lointain de la mer. Chaque matin, au lever du soleil, Nawal se promenait jusqu’à la Méditerranée qui vient lécher son quartier d’Al-Remal. Le médecin lui a recommandé : la marche est bonne pour son diabète et son hypertension. Puis il y eut la nuit du 20 octobre, son quartier bombardé, dévasté. La maison de Nawal n’a été détruite qu’à moitié – à la moitié qui reste, elle accroche aujourd’hui ses rêves, adosse son espoir d’y revenir. « Nous avons cru mourir mille fois cette nuit-là. Les vitres se brisaient, les bombes tombaient partout. Nous avons prié Dieu à chaque instant pour qu’il nous protège et, quand est arrivée l’aube, nous avons fait nos bagages et quitté la maison en pleurant, comme l’ont fait tous nos voisins », raconte N., l’une des neuf enfants de Nawal. « C’est alors que la santé de ma mère s’est détériorée », poursuit-elle.

Une vie sauvée

Nawal fuit alors vers le sud. Sous une tente d’un des camps de réfugiés de l’UNWRA de la ville de Khan Younès, elle trouve refuge. Ce sont des jours de désolation et de déracinement. Les fruits et légumes qui sont indispensables à sa santé précaire font défaut ; trouver du pain est une gageure ; la viande est une chimère. Le 27 octobre, la malnutrition, la fatigue et le stress plongent Nawal dans un coma diabétique. Elle tombe et s’ouvre le crâne. « J’ai laissé ma petite sœur avec ma mère et j’ai couru jusqu’au point médical de PMRS, à cinq minutes de notre tente. Le docteur Bassam m’a vue arriver en pleurs, il m’a calmée et promis que tout irait bien », se souvient N. Bassam et Nawal sont tous deux natifs de Gaza City ; tous deux l’ont fuie pour venir à Khan Younès – elle pour se protéger, lui pour y coordonner l’action de PMRS. Avec une infirmière, le docteur prodigue les premiers soins à Nawal. Ils tentent d’abord de remonter le taux de sucre dans son sang par une injection – et y parviennent. Puis, après des heures à chercher un anesthésiant, – « les heures les plus longues et les pires de ma vie », confie N. – recousent la tête de la septuagénaire. « Depuis, ma mère prie pour lui car il lui a sauvé la vie. Bassam est une des personnes les plus gentilles, les plus dévouées que j’ai rencontrées », affirme N. « Les soignants de PMRS font un travail aussi difficile qu’exceptionnel. Ils nous soutiennent. »  

Le même espoir

Au mois de janvier, il a fallu à nouveau fuir. L’histoire de Nawal est l’histoire de tout un peuple, de cette inéluctable hémorragie du nord vers le sud. Une larme de sang qui s’écoule, sinuant au rythme des bombardements. Nawal et une partie de sa famille louent, à Rafah, un appartement – un séjour, une salle de bains et une cuisine, où ils s’entassent à dix. « Cela nous coûte une fortune, 1200 $ par mois. Tout est cher avec la guerre. Le coût des aliments a triplé. » Encore faut-il en trouver : « Cela fait trois mois que nous n’avons pas vu un fruit », se désole N. Nawal ne sort plus, effrayée par le bruit des bombes. Partir de Rafah est impossible : pour passer en Égypte et se rendre au Caire, cela coûterait environ 5000 $. « C’est notre vie à présent. Nous sommes épuisés de toute cette frustration, toute cette peur », déplore N. Aussi, Nawal ferme les yeux et se souvient – des mets sur la table de sa maison, des fruits sur les arbres de son jardin – et espère. « Quand la guerre se terminera et qu’ils nous permettront de rentrer chez nous, nous le ferons. Cet espoir nous donne le courage de continuer. Ici à Rafah, tout le monde vit dans cet espoir », confie sa fille N. Quelque part dans la ville, Nawal sait que Bassam est là. Il prend de ses nouvelles, veille sur elle. Quand son traitement médical n’a plus été disponible à Gaza, il a réussi à en imaginer un autre. Dans le chaos, quand tout manque, il fait son métier : il soigne. Et espère, comme Nawal et sa famille, comme tout le peuple gazaoui, que le feu cesse. 

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