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Bourg-en-Bresse : la musique à pleins poumons

Mis à jour le par Pierre Lemarchand
Teuta souffle dans sa clarinette une fois par semaine, au Conservatoire de Bourg-en-Bresse.
Teuta souffle dans sa clarinette une fois par semaine, au Conservatoire de Bourg-en-Bresse. ©JM Rayapen/SPF

A la fédération du Secours populaire de l’Ain, l’accès à la culture est une priorité. Parce qu’elle change la vie, les bénévoles imaginent de nombreuses actions qui permettent aux familles accompagnées par l’association d’y accéder. Ainsi, Teuta et ses deux enfants se rendent chaque semaine au Conservatoire afin de pratiquer la musique. Reportage.

Teuta se tâte : robe rouge ou pantalon noir ? Elle se décide pour la robe mais quand elle réapparaît, quelques minutes plus tard, c’est finalement sur le pantalon, rehaussé d’un chemisier couleur avocat, que son choix s’est porté. Elle s’est « faite belle », comme chaque mercredi, pour aller au Conservatoire de musique de Bourg-en-Bresse. « C’est un moment à part, un moment à moi », assure-t-elle. Les deux plus jeunes de ses quatre enfants, avec qui elle partage ce rendez-vous, se sont eux aussi mis sur leur trente-et-un. Sindrit, 11 ans, revêt une chemise beige impeccable et a soigneusement peigné ses cheveux. Le visage de Krisilda, 14 ans, est délicatement maquillé ; le brillant de ses créoles et des boutons de sa marinière accroche la lumière. Tous trois sortent du deux-pièces familial, sourire aux lèvres, yeux levés vers le bleu du ciel. « Quand je vais le mercredi à la musique, j’oublie… tout. Mes problèmes de papiers, les difficultés de la vie », confie Teuta. « J’ai inscrit mes enfants au Conservatoire quand le Secours populaire me l’a proposé car je les pousse toujours à découvrir. Il faut être curieux car le monde est grand. »

« J’aime aller au Conservatoire car je suis avec mes enfants. »

« Maman n’avait pas compris que c’était familial, s’amuse Krisilda. Ou elle n’avait pas voulu comprendre ! Elle nous a amenés avec mon frère à la première séance et elle commençait à repartir quand le professeur lui a dit de rester. » En effet, le dispositif « La Fabrik’à sons » du Conservatoire, pour lequel le Secours populaire offre l’inscription à des familles accompagnées, est intergénérationnel. Il permet à des novices, comme Teuta et ses enfants, de découvrir la musique en collectif, en pratiquant d’emblée l’instrument de leur choix. En l’occurrence : la trompette pour Krisilda et Sindrit ; la clarinette pour Teuta. « Ça crée des liens entre les familles et au sein de la famille, analyse Carole Vilain, secrétaire générale de la fédération de l’Ain du Secours populaire. Ca permet à des personnes qui n’ont jamais joué, ne connaissent pas le solfège, n’ont pas d’instrument à la maison, de faire de la musique avec d’autres personnes. » Teuta et ses enfants comptent parmi la dizaine de familles que le Secours populaire, depuis qu’il a initié un partenariat avec le Conservatoire il y a trois ans, accompagne dans cet apprentissage ludique de la musique. 

Sindrit, Teuta et Krisilda au pied de leur immeuble, en route pour le Conservatoire. ©JM Rayapen/SPF

« Pour les personnes dont la priorité est de régler les factures et se nourrir, la culture devient vite accessoire. Pourtant, elle permet de lutter contre l’isolement, se lier aux autres, s’épanouir aussi », assure Carole Vilain. Cette aspiration à la culture, chacun la porte en soi, même si les difficultés de la vie ont tendance à l’éteindre. Aussi, le combat du Secours populaire est-il de souffler sur ces braises pour ne pas qu’elles s’éteignent, nourrir le feu d’une curiosité, d’une appétence pour les découvertes qu’offre la vie. Prise en charge du coût d’inscription à des cours de chant ou de danse, organisation de visites culturelles pour les familles et les personnes âgées, stages de théâtre pour les enfants, invitation à des spectacles : le Secours populaire de l’Ain fait feu de tout bois. Sur le chemin, Teuta savoure la présence à ses côtés de Krisilda et Sindrit. « J’aime aller au Conservatoire car je suis avec mes enfants. J’ai beaucoup travaillé, je travaille encore beaucoup, on ne passe pas assez de temps ensemble. Et puis, ça me rappelle ma vie d’avant, quand en Albanie je dansais avec ma robe traditionnelle, que mes frères jouaient de la guitare et de la flûte. »

« C’est superbe ici, n’est-ce-pas ? »

Sa vie d’avant : avant de devoir quitter l’Albanie il y a une dizaine d’années avec son mari Petrit pour mettre leurs quatre enfants en sécurité ; avant de devoir tout recommencer à zéro dans un pays inconnu. Durant six ans, Teuta a travaillé à Lyon – « des journées interminables à prendre le train et le car, partir avant 7h et rentrer à 22h » – chez des particuliers pour faire le ménage, de l’aide à la personne, du baby-sitting. « J’ai le dos fichu ! ». Son épuisement physique, ainsi que les embûches de sa situation administrative, l’ont obligée à travailler moins. C’est alors que les difficultés financières surviennent. Une aide alimentaire est nécessaire pour boucler les fins de mois : ainsi s’opère la rencontre avec le Secours populaire, qui met en place un accompagnement global. En plus des sorties culturelles et de loisirs, la famille part pour la première fois en vacances dans le parc naturel des Écrins, au bord d’un lac dont « l’eau était si claire qu’on l’aurait dit transparente », évoque Sindrit. Sur le chemin, Krisilda et lui se coupent la parole, se relancent – ces souvenirs, ils se les sont racontés des centaines de fois. « A Bourg-d’Oisans, on est partis en balade. Je m’étais mis dans la tête qu’au bout du chemin, il y avait une cascade. On a marché longtemps, on s’est perdus, mais ça reste le plus beau moment de ma vie ! Je n’avais pas peur, parce que j’étais auprès de mes parents. On respirait un air si pur, j’ai cru que mes poumons allaient éclater », conte en un débit précipité Krisilda. 

Ils franchissent les portes du grand hall vitré du Conservatoire, dont les parties anciennes, restaurées, se mêlent harmonieusement aux nouveaux bâtis. La lumière semble danser dans l’immense espace. Teuta lève la tête et contemple le lustre de cristal suspendu au plafond de verre puis se retourne : le clocher de l’église émerge de la masse bouleuse de la Maison de la justice et du droit, qui se dresse de l’autre côté de la place. « C’est superbe ici, n’est-ce-pas ? » Elle s’adresse à Isabelle, bénévole du Secours populaire, qui est venue la voir. Toutes deux s’embrassent. Les deux femmes se connaissent bien à présent : elles passent tous les lundis après-midi ensemble, à l’atelier couture du Secours populaire qu’Isabelle a initié. Elles sont une douzaine d’amies à se retrouver autour des machines pour confectionner des articles qui sont vendus au profit de la solidarité internationale. Avec le Secours populaire, c’est une histoire forte que Teuta a noué. Elle y est bénévole, deux fois par semaine, à la boutique de la solidarité. Quand une maman démunie n’a plus de vêtements à mettre à son enfant, elle déplacerait des montagnes pour lui trouver les plus beaux. Dans son sillage, Krisilda s’est elle aussi engagée. Aujourd’hui présidente du club « Copain du Monde » de Bourg-en-Bresse qu’anime Isabelle, elle participe aux collectes alimentaires, aux maraudes pour venir en aide aux sans-abri. Régulièrement, elle rend visite aux personnes âgées dans l’EHPAD tout proche. Elle leur parle, leur offre des cadeaux qu’elle confectionne elle-même, telles des fleurs de papier. « J’essaie de leur redonner les sourires qu’ils ont perdus ou oubliés. » Suivant l’exemple de sa maman et sa sœur, Sindrit est devenu bénévole lui aussi.

« C’était la première fois de ma vie que j’allais voir un concert. »

Tous trois montent la majestueuse volée de marches en pierre taillée du Conservatoire de musique. Ils s’orientent facilement dans le dédale des couloirs du grand bâtiment, passent devant des portes fermées d’où filtrent des bribes de musique et parviennent à la salle B2-03. Ils s’installent parmi les autres musiciens, se mêlent au petit orchestre bigarré : trois bassonistes, deux guitaristes, trois clarinettistes, deux pianistes, trois trompettistes, un percussionniste et une contrebassiste s’installent joyeusement. Samuel, leur professeur, crée une atmosphère détendue, pince-sans-rire et néanmoins concentrée. « Le premier jour de répétition, j’ai tout de suite reconnu Samuel, se souvient Teuta. Le Secours populaire nous avait emmenés à Lyon, pour aller voir un concert à l’Opéra. Samuel, c’était le chef d’orchestre. C’était la première fois de ma vie que j’allais voir un concert. C’était extraordinaire. » Plutôt que la justesse d’une note, c’est l’expressivité d’un son qui est poursuivie par Samuel – les autres musiciens, comme Teuta et ses enfants, viennent de découvrir leur instrument et ne savent pas lire la musique. Ce que leur professeur les invite à faire, c’est de transmettre des émotions à travers leur instrument, de parvenir à exprimer la tristesse, la joie, l’inquiétude ou encore l’espoir. Tout en écoutant les autres musiciens, dialoguant avec eux.

Avant de jouer dans l’orchestre du dispositif « La Fabrik’à sons », ni Sindrit, ni Krisilda ni Teuta n’avaient joué d’un instrument. Ce sont eux qui ont choisi clarinette et trompettes. ©JM Rayapen/SPF

« Oh la la, j’étais à côté », déplore Teuta, regardant avec incrédulité sa clarinette. « Oui, mais tu n’étais pas loin ! », la rassure Samuel. Teuta sourit et reprend, alternant trois notes sautillantes pour signifier les ébats d’un lapin. Sidrit et Krisilda jouent une nappe pour installer un climat : un do tenu et inquiétant – c’est la sécheresse qui menace. Puis ils frappent du plat de la main dans l’embouchure de leur trompette : ce sont les gouttes de pluie, enfin ! Irène, un peu plus loin, frotte les cordes aigues de sa contrebasse et c’est une biche qui s’invite. La pièce musicale qu’a imaginée Samuel met en scène la renaissance du printemps, les fleurs qui éclosent, la forêt qui reverdit. La cascade qui chante les retrouvailles des animaux et de la nature. Les musiciens interagissent, se lèvent, se regardent et se sourient, On échange, on débriefe, on vote. On est soudés. Chacun a en tête le concert que l’orchestre donnera, en fin de saison, dans le prestigieux monastère royal de Bron, l’un des joyaux architecturaux de la région. Alors si l’on plaisante, on donne aussi le meilleur de soi-même. Samuel a inventé un langage commun à toutes et tous. « On laisse le son s’éteindre. » « Il faut travailler l’équilibre ». Teuta et ses deux enfants se tiennent droit sur leurs chaises ; dans ce décor, ils ont toute leur place. Elle avait raison : le monde est grand, il y a tant à découvrir. Tous trois soufflent dans leur instrument à pleins poumons.


Témoignage de Carole Vilain,
secrétaire générale de la fédération de l’Ain


« La culture est une absolue priorité »

« Cela fait trois années que nous inscrivons des familles au dispositif « la Fabrik’à sons » du Conservatoire de musique de Bourg-en-Bresse. Il permet à des personnes qui n’ont jamais joué, ne connaissent pas le solfège, n’ont pas d’instrument à la maison, de pouvoir jouer de la musique avec d’autres personnes. Les frais de ces inscriptions, qui concernent une dizaine de familles, sont pris en charge à 100% par le Secours populaire. Nous participons aussi, à hauteur de 70% de leur coût, aux frais d’inscription de familles à des licences culturelles – des cours dans des écoles de danse, de musique ou de chant par exemple. 

La culture est, pour nous, une absolue priorité et nous souhaitons toujours la développer. Notre partenariat avec la fondation Ventes Privées nous y aide. Le fruit des ventes des braderies que nous organisons grâce aux produits que cette fondation nous offre est exclusivement destiné à nos actions culturelles. Ainsi, nous faisons accéder les familles que nous accompagnons à des visites guidées : au monastère de Bron qui est proche mais aussi par exemple au Mucem de Marseille, où nous avons emmené des personnes âgées. Lors des vacances scolaires, nous offrons à des enfants (7 ou 8 à chaque fois) un stage de théâtre, grâce à notre partenariat avec le théâtre Artphonème de Bourg-en-Bresse.

Nous avons aussi créé la « Semaine des oubliés de la culture ». Nous organisons alors la tournée d’une troupe (ce peuvent être des comédiens, des acrobates…) sur tous les points d’ancrage du Secours populaire dans le département de l’Ain. Chaque première semaine d’août, ce sont environ 250 personnes qui participent à cette opération. Elles voient un spectacle bien sûr, mais participent aussi à des ateliers de découverte et d’initiation, à des rencontres avec les artistes.

Nous avons tous en nous ce besoin de découvrir, cette aspiration à la culture. Mais pour les personnes dont la priorité est de régler les factures et se nourrir, la culture devient vite accessoire. Pourtant, elle permet de lutter contre l’isolement, se lier aux autres, s’épanouir aussi. Je me souviens d’une femme que nous aidions. Elle était submergée par les difficultés, elle était désespérée et m’a avoué un jour vouloir en finir avec la vie. Elle va mieux aujourd’hui. La culture, ça l’a aidée. On peut toujours se relever – la solidarité, la culture permettent de retrouver espoir et estime de soi. »